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LA VILLE OTTOMANE CLASSIQUE (XVe-XVIIe SIECLES)

MONUMENTS DE PIERRE MAISONS DE BOIS

 




CONQUÊTE ET REPEUPLEMENT DE LA VILLE

 

Constantinople, ville peuplée de plusieurs centaines de milliers d'habitants, peut-être même un million au XIIe siècle, n'en abrite plus que 40 à 50.000 derrière ses murailles au début du XVe. La population, inquiète des incursions navales turques s'est regroupée le long de la Corne d'Or, dont l'entrée est barrée par une chaîne ; tandis qu'à l'intérieur des terres, de part et d'autre du ruisseau de Lycus, s'étalent champs et vergers. Sa transformation après la conquête (l453), en capitale d'un nouvel empire, celui des Turcs, durera près d'un siècle. Si son passé et le haut fait de sa conquête l'imposent finalementcomme capitale, cette décision ne semble pas avoir été prise immédiatement ni sans heurts. Les chroniques de l'époque sont pleines d'allusions dont l'interprétation n'a toujours pas été faite. Tiraillements entre les différentes composantes du pouvoir, peur de l'apocalypse considérée depuis des siècles par chrétiens et musulmans comme devant suivre la prise de la ville ?

Le flottement persiste pendant une décennie. Or, la quasi totalité de ses habitants s'étant enfuis ou ayant été réduits en esclavage, la ville était totalement à reconstituer. Un premier appel au repeuplement étant resté sans effet, Mehmet II Fatih, le sultan conquérant, emploie la force. Fait très mal ressenti par les contemporains, d'autant plus que le souverain garde la propriété du sol et considère les déportés comme des locataires. Devant la mauvaise volonté manifeste des habitants qui s'enfuient à chaque occasion, le pouvoir accorde des titres de propriété mais, prenant prétexte quelques années plus tard de désordres dans l'occupation de la ville, les annule. Finalement, il semble que Mehmet II ait accordé des titres définitifs à quelques personnages importants, fondateurs de quartiers et moteurs de la colonisation, et ait légué le reste aux grands vakif (fondations pieuses) qu'il a constitués au profit de Sainte-Sophie et de sa propre mosquée (Fatih). La ville se peuplera ainsi essentiellement et jusqu'au siècle suivant par déportation. Chaque campagne militaire nouvelle amène son lot de colons forcés : originaires de Belgrade, de Morée, de Trabzon, de Caffa, de Karaman, chrétiens aussi bien que musulmans, ils sont installés dans des quartiers de la capitale qui portent le nom de leur ancienne patrie. Gio van Maria Angiolello, un jeune vénitien fait prisonnier à la prise de Négroponte en l470 et mené comme page au palais d'Istanbul, nous dit que les gens de chaque quartier parlaient une langue différente et ne pouvaient se comprendre entre eux. Ce n'est qu'au début du XVIe siècle que les déportations deviennent plus sélectives. Selim Ier déportera en l5l4 les meilleurs artisans de Tabriz et en l5l7 un échantillon choisi d'artistes et d'hommes de lettres du Caire. Outre les indications des chroniques et les réminiscences toponymiques des quartiers d'Istanbul, un autre élément permet de saisir la logique de la topographie sociale du peuplement de la ville. On peut en effet localiser, ou au moins déceler à la fin du règne de Mehmet II, c'est-à-dire au début des années l480, les traces de cent soixante mosquées, petites et grandes, situées à l'intérieur des murailles, ou entre les murailles et la mer, sur la Corne d'or. Ces mosquées, construites sur des terrains cédés par le souverain aux meneurs de la colonisation de la ville, constituent pour la plupart des centres de quartiers autant que des noyaux de vakif. Leur densité et le statut social des fondateurs nous fournissent des indications précieuses sur le mode et la nature du peuplement de la ville. Sur l'axe principal hérité des Byzantins qui mène de Sainte Sophie à la porte d'Andrinople, on trouve les premières mosquées impériales de Mehmet II et de Bayezit II, mais aussi l'Hôtel des monnaies (Darphane), la caserne des janissaires (Eski Odalar) et à côté le bazar des selliers (Sarachane) et des fabricants d'armes. Les fondateurs des mosquées et des quartiers, sur et autour de cet axe, sont les dignitaires de la cour. Les commerçants, les membres des corps de métiers ainsi que quelques religieux ne fonderont pas moins de vingt-cinq mosquées dans la région située entre le Grand Bazar et la Corne d'or. Cet endroit est resté le cœur commercial de la ville depuis Byzance jusqu'à aujourd'hui. Par contre les personnalités religieuses les plus marquantes se concentrent de part et d'autre de l'aqueduc de Valens, sur les flancs des vallons descendant vers la Corne d'or ou la Marmara, tandis que d'autres de moindre envergure colonisent les environs de la mosquée de Fatih où sont édifiés les premiers collèges religieux. C'est là que se trouvent encore les quartiers les plus traditionnels, voire intégristes de la ville. Quant aux militaires qui représentent près d'un tiers des fondateurs, contre un quart de religieux, et autant de commerçants et de membres des corps de métiers, ils gardent les points stratégiques ou occupent les espaces les moins denses. Ainsi, on les trouve le long des murailles terrestres, en des endroits encore aujourd'hui peu denses, sur toute la longueur de la rive de Marmara, dispersés parfois entre les quartiers chrétiens ou cernant les quartiers grecs et juifs de la Corne d'or. Cette structure semble s'être maintenue à travers une densification progressive (la ville atteint l00.000 habitants au début du XVIe siècle et 700.000 au siècle suivant) jusqu'au début du XXe siècle, et est encore perceptible aujourd'hui dans certains secteurs.

 

CONSTRUCTIONS ET INCENDIES


Maison en bois
(fin du XIXiéme)
près de Küçük Aya Sofia
 
Maison en bois à Unkapani

La persistance des fonctions et des structures sociales va de pair avec une étonnante fragilité du tissu. Les Turcs avaient hérité des Byzantins des constructions en dur, probablement en briques. Mal adapté au mode de vie musulman et mal entretenu durant les vicissitudes du repeuplement de la ville, ce patrimoine semble avoir reçu le coup de grâce au cours du grand séisme de l509, appelé par les chroniqueurs, la " petite apocalypse "l. C'est cet événement qui aurait décidé les habitants et les autorités à recourir à la construction en bois. Choix malencontreux puisque, depuis, la ville a peu souffert des séismes mais énormément des incendies. La fréquence des incendies à Istanbul et leurs ravages sont un lieu commun, mais il est difficile aujourd'hui d'imaginer l'étendue du phénomène. Le premier incendie mentionné dans les chroniques date de l633, et si nous en trouvons quinze jusqu'à la fin du siècle, leur nombre passe à quatre-vingt-quatorze pour le siècle suivant et le début du XIXe, avec des pointes de vingt-sept sinistres pour la décennie l7l8-l728. Certains, comme ceux de l633,l7l8 ou l783, vont " de la mer à la mer "l, c'est-à-dire de la Corne d'Or à la Mer de Marmara, et détruisent à chaque fois entre le tiers et la moitié de la ville. Des statistiques établies à partir de l853 permettent de compter, jusqu'en l922, trois cent huit incendies ayant détruit plus de quarante-cinq mille bâtiments au total.


Vue cavalière du Büyük Yeni Han (construit en 1764)
 
Médressés de la Sumeymaniyie

La première conséquence de ce fléau est la précarité du tissu urbain. Comme la propriété du bâti est le plus souvent distincte de celle du sol, et le concept de domaine public (en ce qui concerne la voirie) peu affirmé, chaque incendie conduit à une refonte de la trame urbaine, hormis les grands axes et les abords des grands monuments. Ainsi, dans cette ville éternelle, ce ne sont pas tellement le parcellaire, ni même la trame viaire, qui sont des constantes, mais plutôt les structures humaines, religieuses, ethniques, sociales. La seconde conséquence concerne l'évolution de l'architecture de la maison ottomane. Les descriptions européennes du XVIe siècle et l'iconographie montrent des maisons à colombages, à ossature en bois remplie de briques crues ou cuites, moellons et autres matériaux. Ces maisons ayant peu de fenêtres, brûlaient sans doute assez difficilement, ce qui peut expliquer que les chroniques soient muettes sur le chapitre des incendies avant l633. On peut par contre remarquer qu'à la fin du XVIIe siècle une cascade d'édits royaux essaie d'imposer des constructions en maçonnerie et d'interdire auvents et encorbellements. De cette réglementation se dégage, comme en négatif, le type architectural connu aujourd'hui sous le nom de " maison turque " en bois. Cette maison semble donc être le fruit d'une évolution intervenue au cours du XVIIe siècle, résultat d'une interaction entre le phénomène des incendies qui incite à une reconstruction rapide, légère, en bois (d'autant plus inflammable), et la grande densification de la ville, qui implique la mitoyenneté et le rétrécissement des rues.

Les maisons en bois subsistant aujourd'hui datent dans leur très grande majorité de la fin du siècle dernier, les plus anciennes ayant évidemment disparu.

 

LE SYSTÈME URBAIN OTTOMAN

 


Külliye de Soliman


Külliye de Mihrimah et de l'Eski Valide


Külliye de Hazeki Hurrem et Sokollu Mehmet Pasa


Eski bedesten

 Peu après la conquête de Constantinople, Mehmet II Fatih voulut fortement marquer sa nouvelle capitale par la construction de deux monuments qui vont lui donner son caractère de ville turque : la mosquée qui porte son nom mais aussi le bedesten (sorte de marché couvert),appelé maintenant eski (vieux). La première, avec la külliye qui l'entoure (c'est-à-dire l'ensemble des bâtiments à vocation culturelle ou sociale) est le centre de la vie religieuse et intellectuelle, l'autre celui de la vie commerciale. Cette complémentarité fonctionnelle se traduit assez logiquement dans leur implantation respective. Tous deux sont situés près de l'axe traditionnel de la ville instauré sur une ligne de crête. Mais la mosquée est mise en position dominante, à l'extrémité d'un promontoire, tandis que le bedesten, plus discrètement, s'encastre à la tête d'un thalweg qui remonte depuis la Corne d'or. Il y a là le double germe de tout un nouveau système urbain qui va progressivement faire de Constantinople une ville ottomane. D'une part une armature monumentale toute nouvelle restructure la capitale : les grandes külliye impériales qui vont se succéder pendant un siècle et demi, occupant au fur et à mesure tous les points clef du site. La structure continue essentiellement linéaire de la ville byzantine à l'époque de Théodose, va faire place à une structure discontinue, ponctuelle mais puissante, qui façonnera de manière indélébile l'organisation et l'image de la ville. Ce système de ponctuation monumentale à grande échelle constitue l'amarrage fixe et pérenne d'un tissu urbain plutôt fluctuant. Il procure, encore à l'heure actuelle, une grande lisibilité du site urbanisé. D'autre part, se constitue autour du bedesten un quartier d'affaires et de commerce, concentré entre le port (sur la Corne d'Or) et l'axe principal de la ville (l'ancienne Mésé), avec une structure cette fois très continue.

 

L'ARMATURE MONUMENTALE

La külliye de Fatih constitue une étape importante dans l'évolution de l'architecture ottomane car elle marque l'entrée de ce type architectural dans la grande composition monumentale. Symboliquement implantée à l'emplacement de l'église des Saints-Apôtres, la mosquée se retire solennellement du continuum urbain, se pose et s'expose comme un objet grandiose au milieu d'une esplanade dégagée ceinte par un mur. Ce sublime isolement de la mosquée dans son enclos est le corollaire logique de sa typologie très extravertie, exigeante en éclairement sur toutes ses faces. A l'inverse de la plupart des mosquées d'autres pays islamiques, la mosquée ottomane fait le vide autour d'elle.


Mosquée de Sultan Ahmet
 
Accès Ouest de la Suleymaniye

A Fatih la külliye est conçue comme le faire-valoir de la mosquée : une escorte de huit medrese (collèges coraniques) l'accompagne à bonne distance, symétriquement de part et d'autre, formant un barrage continu au tissu des maisons. Répartis autour de l'enclos, d'autres équipements complètent la fondation :une bibliothèque, une école primaire, un hôpital (aujourd'hui disparu), un imaret (sorte de soupe populaire), un tabhane (hébergement des derviches de passage). Au tout début du XVIe siècle, Bayezit II entreprend la construction de la deuxième grande külliye impériale. Il l'implante aussi sur l'axe principal de la ville, à son embranchement avec celui qui mène au quartier d'Aksaray et de Yedikule. Situé entre le Grand Bazar et l'Université, cet endroit est toujours le plus animé ,d'Istanbul. Solitaire, la külliye de Selim Iel (l522) domine au contraire la Corne d'Or du haut d'un des promontoires les plus élevés. Son architecture austère et pure est caractéristique de ce que l'on pourrait appeler le " classicisme " ottoman avant Sinan. On y remarquera les tabhane accolés à la mosquée dont le plan préfigure peut-être les demeures à sofa (pièce centrale) cruciforme du XIXe siècle. Trônant sur un autre promontoire autrefois occupé par le Vieux Palais, la külliye de Soliman, commencée en l550, est un des chefs d'oeuvre du prolifique Sinan, architecte officiel de la cour pendant un demi-siècle. Trop de commentateurs se sont enlisés à supposer ressemblances et différences de la mosquée avec son illustre modèle, Sainte-Sophie, sans bien remarquer l'extraordinaire performance de son implantation et la subtilité des rapports de l'ensemble des bâtiments avec leur environnement. Sinan, contrairement à ses prédécesseurs, ne se contente pas de poser ou d'imposer une composition sur un site. Il ruse et dialogue avec le contexte. Il réussit à dégager complètement la fabuleuse silhouette de la mosquée depuis la Corne d'Or en évitant de construire sur cette face et en plaquant deux medrese indésirables sur la pente par un traitement approprié en gradins. Composé de façon asymétrique, le reste de la külliye forme une équerre. Du côté opposé à la Corne d'Or, bordant le quartier auquel la fondation a donné son nom, Sinan s'efforce au contraire de surélever les deux medrese en les installant sur un étage commercial : il cache la mosquée de façon à ménager entre les deux bâtiments une arrivée très cadrée sur un des minarets et sur l'entrée principale (bien que latérale) du sanctuaire. A vrai dire, Sinan est sans doute le premier architecte ottoman à pratiquer la composition urbaine de façon consciente. Mais sa manière s'exprime sans doute avec plus de liberté et plus d'opportunité encore dans des oeuvres de dimensions plus modestes, les küfliye fondées par les hauts personnages de l'Etat qui, dispersées dans la capitale, forment autant de centres pour les différents quartiers. II faut aller s'égarer dans le quartier d'Haseki Hurrem dans la külliye fondée par l'impératrice Roxelane (partiellement due à Sinan) à laquelle est venue s'accoler un siècle plus tard celle du grand vizir Bayram Pasa, marquée par une pittoresque fontaine d'angle. L'étonnante accumulation architecturale du lieu mélange de manière savoureuse le monumental à la vie quotidienne.


Mosquée de Selim I
 
Mosquée de Sokollu Mehmet Pasa

A l'entrée d'Eyüp, le long de la Corne d'Or, Sinan organise la külliye du prince Zal Mahmut Pasa autour d'un cheminement transversal conduisant d'une rue basse à une rue supérieure : composition originale, abandonnant toute axialité et ménageant là aussi des cadrages, des découvertes qui exploitent la dénivellation entre les deux medrese au plan peu canonique. Notons que beaucoup de külliye s'organisent ainsi autour d'une traversée d'îlot, comme celle de la Nuruosmaniye à l'architecture voluptueusement baroque, située à l'entrée du Grand Bazar. Mais la composition la plus travaillée de Sinan, à la fois intime et monumentale, est sans doute la külliye du grand vizir Sokollu Mehmet Pasa implantée pourtant dans un terrain étriqué et très pentu. Exploitant un astucieux parti de coupe, l'entrée axiale se loge sous la salle de lecture de la medrese et fait émerger le visiteur, par une volée d'escalier rectiligne, quasi au milieu d'une cour qui articule avec raffinementmosquée et medrese. L'architecte force les contrastes d'échelle, étire au maximum le portique frontal de la mosquée pour la magnifier malgré ses petites dimensions. D'une manière similaire, dans de nombreuses külliye de la capitale (Mihrimah, Kara Ahmet, Sinan Pasa) Sinan utilisera ainsi l'articulationdirecte mosquée-medrese. Au lieu de la classique juxtaposition, il opère une sorte d'emboîtement des deux entités, ce qui autorise un gain de place considérable et redonne une fonction et un statut véritable à la cour de la mosquée ottomane. Dans une de ses dernières oeuvres, la minuscule külliye du vizir emsi PaSa d'Üsküdar poétiquement située au bord du Bosphore, Sinan, à partir d'un système identique, est allé jusqu'à désaxer la medrese, bordant les limites du terrain et se conformant aux exigences du contexte immédiat, par rapport à la mosquée qui, bien entendu, devait suivre l'orientation de la kibla (mur indiquant la direction de La Mecque).


Mosquée de Sokollu Mehmet Pasa
 
Cour de l'Enderum Meydani, Palais de TOPKAPI

Après Sinan, la série des grandes külliye impériales qui scandent le continuum urbain, s'achève avec celle du sultan Ahmet, terminée en l6l6, qui rivalise en tête du site avec Sainte-Sophie. Le flot des touristes actuels ne s'y trompe pas, car cette Mosquée Bleue est peut-être le plus extraordinaire espace interne de la tradition ottomane, résolvant, notamment grâce à ses puissantes piles cylindriques, l'impossible équation entre le voûtement multiple des coupoles en cascade et la parfaite unité de l'espace.

 

LE QUARTIER COMMERCIAL

D'Eminönu à Bayezit, escaladant les pentes d'un thalweg qui remonte de la Corne d'Or jusqu'à l'axe principal de la ville, s'est concentré le quartier commercial d'Istanbul. Fascinants d'activités, tous les équipements commerciaux de la ville ottomane y sont conservés, arasta (système linéaire de boutiques), bedesten, han (caravansérails urbains) et bazar, même si leur utilisation a quelque peu évolué à l'heure actuelle. L'Eski Bedesten, on l'a vu, a été fondé par le conquérant. Equipement typiquement ottoman, le bedesten n'est à l'origine qu'un lieu de commerce de tissus. Très vite son importance s'accroît jusqu'à jouer le rôle, dans chaque ville turque, d'une véritable bourse de commerce où le prix et la qualité des marchandises sont contrôlés. Conçu comme une grande salle hypostyle voûtée de coupoles, entourée d'une épaisseur de boutiques externes et d'une épaisseur de cellules intérieures (aujourd'hui transformées en boutiques),l'Eski Bedesten d'Istanbul forme un bloc solidement clos, ouvert par quatre portes axiales. Lieu de sécurité où des fonds peuvent être déposés, où se déroulent toutes sortes de transactions financières, il joue aussi le rôle de banque semi-officielle. Point dur du quartier commercial, la parfaite régularité de son architecture contraste avec les légères incertitudes géométriques que l'on constate dans les boutiques qui sont venues s'agglutiner tout autour, le long des quatre chemins principaux ou parallèlement à ceux-ci, formant ainsi ce qui deviendra le Grand Bazar de la capitale. On pourrait dire que le bedesten focalise le tissu commercial, comme la külliye celui des maisons.

A l'origine, le bazar n'était constitué que d'échoppes en bois sans grande homogénéité entre elles. Mais en l70l, à la suite d'un incendie, on décide de le reconstruire en maçonnerie et de le couvrir, sans pour autant changer le tracé des rues, ni le nombre des boutiques.

C'est toujours sous cette forme qu'il se présente à l'heure actuelle : système de galeries multiples sagement parallèles entre elles, mais curieusement infléchies dans leur profil longitudinal. Curiosité unique, le Bazar d'Istanbul est un monument souple, moulé sur le terrain naturel. Il est à la fois solennel par l'élancement de ses voûtes, mais vernaculaire par la mouvance de son sol : partout, sous le pied, on y sent affleurer les courbes de niveau.

Quant au Sandal Bedesten (du nom de certains tissus rayés) fondé ultérieurement par Fatih, il est d'un type plus simple que l'Eski Bedesten : c'est une simple, mais magnifique, salle hypostyle ; les boutiques qui l'entourent semblent provenir, du fait de leur discordance géométrique, d'un enrobage ultérieur.

Plus bas dans la pente s'étage le quartier des han (caravansérails) qui s'organisent chacun autour d'une ou plusieurs cours : le Valide Han, noir et assourdissant des machines à tisser qui l'occupent aujourd'hui, le Büyük Yeni Han, le Küçük Yeni Han, le Kürkçü Han...

Tous obéissent à une typologie très classique superposant I'hébergement aux réserves sur deux ou trois niveaux desservis par des coursives. La particularité des han d'Istanbul est leur belle construction à la manière byzantine, qui alterne lits de pierre et assises de briques, et que l'on retrouve partout dans les bâtiments (ou les parties de bâtiments) à vocation utilitaire, le grand appareil de pierre étant réservé aux mosquées et aux bâtiments les plus nobles. Autre particularité, la géométrie en plan de certains han est déformée pour obéir à la configuration des rues et aux difficultés du site. Il faut noter à ce propos que jamais une medrese (organisée pourtant sur des principes typologiques similaires) n'admettra de telles imperfections de tracé. Elle gardera toujours sa parfaite orthogonalité, quitte à raccourcir une ou plusieurs de ses ailes en cas de nécessité, comme à la külliye d'Amcazade Hüseyin Pasa. On pourrait penser que, dans l'architecture ottomane, le degré d'adaptabilité des types exprime implicitement la hiérarchie des institutions.

Tout en bas, en contact direct avec le port, se situe le Misir Carsisi ou marché égyptien, parfait exemple d'arasta ottoman, borné à ses extrémités par deux belles portes. Les boutiques sont situées de part et d'autre d'une rue qui, ici, comme c est souvent le cas, est elle-même entièrement voûtée. On comprendrait mal la forme en équerre de ce marché si l'on ignorait qu'il fait partie de la külliye de la Yeni Camii, et qu'à l'origine il en constituait sur deux côtés le motif de bordure, rempart utilitaire assurant la sérénité de l'intérieur de l'enclos.

Partie intégrante d'un vakif, l'arasta est une des sources de revenus pour la fondation pieuse. D'une manière générale, en font également partie un certain nombre de boutiques, de han et d'immeubles de rapport qui, eux aussi, permettent le financement et l'entretien des équipements purement charitables ou culturels de la fondation.

 Etant donné la situation de la Yeni Camii dans un des secteurs les plus animés de la ville, il a toujours été difficile de résister à la pression des marchands qui envahissaient l'enclos. Si bien qu'à l'heure actuelle une rue transperce la külliye, isolant la mosquée des bâtiments qui l'entouraient à l'origine.

A contrario, on apprécie d'autant mieux la sagesse (et l'astuce) de Sinan qui, non loin de là, en plein quartier commerçant, n'a pas hésité à hisser la mosquée du grand vizir Rüstem Pasa au premier étage sur un socle de boutiques, pour mieux l'extraire de l'agitation de son contexte mercantile. De nos jours encore, le double portique ombreux de la mosquée est un havre de tranquillité et de recueillement. Les quartiers commerciaux d'Istanbul, comme ceux d'autres grandes villes ottomanes, se caractérisent donc par la présence d'équipement typés et formalisés. Bedesten, han, arasta, la plupart du temps très géométrisés et fort bien construits, sont eux-mêmes enrobés dans une sorte de tissu conjonctif plus malléable formé par la continuité des boutiques banales (et maintenant celui des immeubles commerciaux). Cette structure mixte correspond en grande partie à un mélange (et à une opposition) entre fondations pieuses (bedesten, arasta et même certains han et commerces privés.

 

 

TOPKAPI, PALAIS PAVILLONNAIRE


Kösk de Bagdad
 
Vue de la corne d'or du palias de Topkapi

A la pointe de la péninsule, vers l465, Mehmet II commence la construction de Topkapi. Belvedère dominant la mer de Marmara, l'entrée du Bosphore et de la Corne d'Or, le nouveau palais se dresse en un lieu stratégique paradoxalement délaissé par les Byzantins. Comme à Edirne, la résidence royale est l'antithèse d'un palais occidental. Une série de trois cours plantées organisent ici un ensemble pavillonnaire, les bâtiments sont appuyés aux murs de chaque enclos ou isolés dans les cours. L'enfilade des trois portes disposées en chicane rythme une progression axiale suivant la ligne de crête du promontoire. Elle conduit de l'espace public le plus fastueux à l'espace privé le plus secret.


Plan du palais

La structuration encore lisible aujourd'hui fut mise en place dès le début, et Angiolello la décrit en l478, alors que s'achève la première phase de construction du Sérail (palais) de Topkapi. La première porte, en se décalant, dégage franchement l'entrée du Palais de l'emprise de Sainte-Sophie toute proche. Son caractère purement ottoman contraste avec les influences occidentales marquant la seconde porte. Les pavillons implantés au-delà de celle-ci connurent diverses utilisations et ajouts, mais leurs dispositions sont encore celles décrites par Angiolello. Ainsi au même emplacement qu'aujourd'hui se trouvaient les cuisines, incendiées au XVIe siècle et reconstruites par Sinan ; les écuries, qu'un petit muret dissimule maintenant ; la tour du trésor limitée alors à son soubassement et précédée de l'ancêtre du bâtiment du Conseil reconstruit au XVI siècle. La troisième porte s'ouvrait déjà sur le pavillondu trône - première version - flanqué d'un pigeonnier tôt disparu. Dans cette même cour, deux résidences royales : un hammam doublé d'un kiosque d'été avec sa terrasse d'angle et, tels qu'aujourd'hui, les appartements du sultan comprenant quatre salles à coupole. Le sultan dormait dans la pièce d'angle protégée par les trois autres consacrées à la vie diurne et à ses entretiens avec les pages. Dans le jardin qui entourait l'ensemble de ces constructions s'élevaient trois pavillons, dont il ne reste aujourd'hui que le seul inili-Kösk (Pavillonde faïence) ; lièvres, cerfs, daims et bouquetins y gambadaient en toute liberté. Au XVIe s. le Harem, jusque là installé au Vieux Palais à Bayezit est transféré à Topkapi où il devient le pôle d'une nouvelle distribution de la partie privée du palais, rompant l'équilibre axial antérieur. Tel qu'il se présente aujourd'hui, l'ensemble déconcerte par son absence de monumentalité. Accumulation de lieux contrastés, morceaux choisis d'architecture, rien ici n'est ostentatoire, tout respire un art de vivre subtil et délicat. Le luxe de la décoration même semble moins destiné à l'éblouissement du visiteur qu'à la jouissance sybaritique de l'espace mis en valeur par la beauté des matériaux. Il y a là une architecture d'intériorité, d'échelle souvent mesurée, sans effet, sans cheminement concerté, bien loin des transparences sophistiquées des cours de l'Alhambra. Nulle incapacité pourtant chez les Ottomans à concevoir une architecture monumentale, une composition unitaire ; le même Fatih en a fait la démonstration dans la külliye qui porte son nom. Il y a à Topkapi, dans le dimensionnement comme dans les dispositions, la volonté de ne pas transgresser l'échelle domestique d'une architecture totalement additive, où de petites unités deviennent kiosques ou harems, selon qu'elles sont centrées sur elles-mêmes ou accolées et imbriquées.

 

LES DÉLICES DU BOSPHORE

 

Le goût des Turcs pour la nature - arbres, prairies, eaux courantes - ne s'est jamais démenti. Lié, dit-on, à leur origine nomade, il a trouvé à se satisfaire du site de Constantinople et de son climat. Eaux-Douces d'Europe (sources alimentant Constantinople), Eaux-Douces d'Asie, de quoi faire rêver le voyageur, même si la réalité d'aujourd'hui est celle de l'urbanisation sauvage. " Les charmantes vallées " du Kâlithane Suyu et de l'Ali Bey Suyu qui convergent vers l'extrémité de la Corne d'or de l'édition de l965 du Guide Bleu ne sont plus déjà que des dépotoirs industriels. Du temps des Sultans, c'est dans l'espace même de la ville que ce goût pour la nature s'est librement exprimé. Les konak (riches demeures urbaines), et les maisons plus modestes aussi, sont d'abord des maisons-jardins. Jusqu'au XVIIIe siècle leur introversion était grande : pas ou peu d'ouvertures sur la rue (sinon protégées par des grilles en bois ou kafesi, par contre une galerie (hayat ou sofa extérieur) servant de transition entre les appartements et le jardin clos, jouant pour ainsi dire le même rôle que les cours intérieures dans la plupart des maisons du monde arabe.


Arnavutköy
 
Kösk de Bebek

Pour restituer cette ville-jardin disparue, il est nécessaire de se retourner vers les récits des voyageurs les plus curieux et les plus précis.Lady Montagu (femme d'un ambassadeur du Royaume-Uni) qui a visité plusieurs maisons en l7l7 parle des " arbres plantés tout autour donn[ant] un ombrage agréable qui empêch[e]le soleil d'être importun ", d'" appartements destinés aux dames de la cour [qui] sont au 'coeur d'un bosquet épais, rafraîchi par des fontaines ". Pour l'architecte A.-M. Chenavard de passage à Constantinople en l844, la végétation domine encore le paysage urbain : " A la verdure des nombreux jardins se mêlent les habitations de forme légère, peintes de couleurs vives ".


Maison à Arnavutköy
 
Yali à Anadoluhisari

Les grands fenestrages horizontaux des yali (contrairement aux konak, les yali, résidences d'été sur le Bosphore, étaient largement ouverts sur l'extérieur) qui ont tant frappé les voyageurs occidentaux, servaient uniquement à appréhender les panoramas. Des hauteurs d'Istanbul ou des rives européennes du Bosphore " les fenêtres des appartements d'été " offraient une " vue sur la mer et les îles et les montagnes " rapporte encore Lady Montagu. La présence de la nature dans la ville, ce sont aussi les espaces libres des külliye, les nombreux cimetières, les jardins publics comme le précise déjà Eremya Çelebi (un écrivain arménien) au XVIe siècle : " Il y a ici, à l'intérieur des murailles, de nombreux et beaux jardins, vergers et prairies qui servent de lieux de promenade ". Les fontaines (sebilj qui ne sont pas traitées seulement comme des équipements utilitaires, attestent de l'importance donnée à l'eau. Il en existe près de chaque grande mosquée, souvent intégrées au mur de clôture des külliye. La plus monumentale est celle d'Ahmet III, à l'entrée du Sérail.


Aqueduc coudé (Egrikemer)
 
Büyük Bend (XIX)

L'alimentation en eau d'une capitale requiert une échelle d'intervention particulière. L'aqueduc dit de Valens (datant plutôt d'Hadrien -milieu du IIe siècle ap. J.C. - et destiné à l'approvisionnement de la Pointe du Sérail),qui parallèlement à la ligne de crête de la péninsule franchit le vallon de Vefa, témoigne de l'ancienneté des solutions apportées. A l'image de Rome, Constantinople devait avoir ses aqueducs. Les eaux captées aux sources des Eaux-Douces d'Europe étaient acheminées par des aqueducs dont, pour l'époque byzantine, subsiste l'" Aqueduc coudé " du XIIe siècle. Les Ottomans en construisirent d'autres : I'Uzunkemer, le Güzelce et le Maglova Kemeri (l563-l564, oeuvres de Sinan) enjambant les deux ruisseaux de la Corne d'Or,l'aqueduc de Mahmut Ie, à Büyükdere alimentant Beyoglu(l732) à partir du réservoir de Taksim par un grand nombre de fontaines rendu nécessaire par la fréquence des incendies. Puis, ils reprirent le système byzantin des barrages-réservoirs (qui recueillent les eaux de plusieurs sources et les conservent pour la saison sèche), restaurant le Grand-Barrage d'Andronic Iel (Büyük Bend)et en implantant d'autres. Ce sont les superbes bend de la Forêt de Belgrade : Mahmut Bendi (l732), Valide Bendi (l796) constituent depuis le XIXe siècle d'agréables lieux de promenade et même de séjour puisque Abdulhamid Ie, s'y fit construire un kiosque accroché au remblai du Büyük Bend. Le fait que l'eau et les arbres constituent le lieu idéal des loisirs ottomans n'a pas échappé aux observateurs attentifs. Les peintures de J.-B. Van Moor (l67l-l737) ou encore les récits des voyageurs nous font assister à ces parties de campagne qui préfigurent les pique-niques anglo-saxons. " Les rives du fleuve sont plantées d'arbres fruitiers, sous lesquels les notables turcs se divertissent tous les soirs, non pas en causant, ce n'est pas un de leurs plaisirs, niais en bonne compagnie ; on choisit un endroit verdoyant et bien ombragé, on étend là un tapis sur lequel on s'assied en buvant du café, souvent servi par une esclave..."(Lady Montagu). Les Turcs ont une passion sacrée pour les arbres, le platane surtout " dont les branches tortueuses étendent au loin leur ombre, et vous invitent à prendre place sur le gazon dont elles entretiennent la frâicheur...Cet objet de leur prédilection ombrage de préférence leurs fontaines ; on en voit dans la capitale autour desquels on a construit un oratoire, de manière que l'arbre sort du sommet du comble de l'édifice " (Pertusier, officier français en mission à Istanbul). Le Sultan et les grands personnages ont, pour jouir de la campagne, un édifice spécialisé, tapis et arbre du riche, composé d'un sol surélevé et d'une toiture portée par des piliers ou ,des murs légers : le kiosque. Le kösk, isolé ou servi par un appartement annexe, est un des types architecturaux ottomans les plus originaux, qui perd dès le XVIIe siècle la lourdeur constructive de son modèle persan. Mis à part ceux du Sérail, la plupart se trouvent sur les bords du Bosphore et portent le nom de yali. On s'y rendait depuis la ville en caïque (le Bosphore étant une sorte de Grand Canal, principale voie de circulation des nantis), chaque yali étant muni d'un garage à bateaux (kayrkhane). Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles les kiosques se sont enrichis de balcons fermés (kmasekiJ faisant " géminer" le plan au point de le faire apparaître cruciforme. Les pieds dans l'eau, quelquefois en porte-à-faux, les yali représentent le sommet du confort. Assis sur les coussins du sedir (banquette bordant la façade), fumant leur pipe à eau, les dignitaires ottomans oubliaient charges ou intrigues. Au XIXe siècle les rives du Bosphore étaient déjà presque couvertes de ces résidences d'été adoptant selon le moment les styles ottoman, baroque ou néoclassique. Mais, fragiles constructions en bois, peu d'entre elles ont résisté au défaut d'entretien ou à l'urbanisation récente. L'amateur pourra encore voir le yali de Sadullah Pasa (vers l745) ou visiter celui de Köprülü (l699) parfaitement restauré. Au début de notre siècle, ce sont les Iles des Princes (des princes byzantins qui déjà aimaient y séjourner) qui sont devenues à la mode et qui conservent de nombreuses résidences d'été dans un style " chalet " qui rappelle, en plus fleuri, celui des villas d'Arcachon. Malgré une urbanisation qui s'accentue, le Bosphore, par la force de son site, reste un lieu privilégié où il fait encore bon flâner et où, dans bien des restaurants, sortes de guinguettes en bois penchées sur l'eau, on déguste les poissons de la Marmara ou de la Mer Noire.

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