LES GRANDS ESPACES DE L’AMERIQUE AUSTRALE

 

ARGENTINE - CHILI

 

“- Dis, papa, c’est loin, l’Amérique?”

“- Tais-toi et pédale...”

            C’est un peu la réponse que je faisais à ma bicyclette armée jusqu’aux dents de pignon, toute belle toute neuve, en la laissant avec quelque appréhension aux mains des employés de l’aéroport de Bruxelles. En roue libre, jantes en l’air et guidon planant au-dessus de l’océan, jusqu’à Buenos Aires. Ouf, le plus dur était fait. Le plus dur étant de partir ; après, ça roule tout seul.

            Surtout que depuis BUENOS AIRES, il suffit de descendre. Et puis, les pôles, ça aimante la ferraille, alors, vous pensez, un vélo...Mise en jambes, donc, premier contact avec l’Amérique Latine...et premiers coups de soleil ! J’avais quitté notre vieux continent dans la grisaille de l’hiver 89-90, j’atterris en pleine canicule de l’été austral ; il fait toujours beau quelque part...

 

TERRE DE FEU, L’EXTREME

 

            Ca s’adoucira, ô combien, en se rapprochant de la TERRE DE FEU, en traversant cette immense, ennuyeuse et ventée Patagonie, qui compte assurément plus de moutons que d’humains. A voir le temps frais qu’il y fait en plein été, je frémis en songeant à ce que ça doit être en hiver. Sûrement pas inutile, la laine sur le dos des moutons...

            USHUAÏA “l’extrême”, en langue mapuche. La ville la plus australe au monde, si l’on excepte le gros bourg chilien de Puerto Navarino qui lui fait face, sur une de ces nombreuses îles déchiquetées par une mer déchaînée. Une ville entourée de montagnes recouvertes en permanence de neige, d’où un esprit doué de raison comme le mien en conclut que “Terre de Feu” ne vient pas des 15 ° péniblement arrachés au thermomètre, dans les jours de grand beau temps. Non, là aussi, il faut chercher l’origine auprès des Indiens Mapuches, qui allumaient des feux dans les villages le long de la côte, seule zone un tant soit peu habitable, formant comme autant de fanaux pour les téméraires navigateurs venant se frotter aux rigueurs du Cap Horn, avant Tabarly ou Riguidel.

            Cette région est un mélange de terre et d’eau, au point qu’on passerait de l’un à l’autre sans bien s’en rendre compte, surtout s’il pleut. C’est aussi un enchevêtrement inextricable entre Argentine et Chili, qui ont fini au siècle dernier par s’entendre pour découper artificiellement ce gateau - qui se  révèlera juteux en hydrocarbures. Et c’est le plus naturellement du monde (tracasseries chiliennes mises à part) qu’on franchit sans cesse une frontière qu’ignorent les guanacos (famille des lamas), les nandus (proches des autruches) et les flamants roses, qui font alors concurrence au banal mouton.            

 

LA LONGUE REMONTEE DES ANDES

 

            Le vent, lui non plus, ne connaît pas la signification des bornes frontières, et se dispense d’oiseuses formalités, pour balayer sans discontinuer un terrain qui ne lui offre aucune résistance. Ah si, tout de même, en entamant la longue remontée du continent, longeant les Andes au loin, quelques aspérités du relief y font plus ou moins obstacle. A Calafate, côté argentin, j’approche une merveille de la nature: un glacier d’un front de 4 km, haut de plus de 100 m, laissant de temps à autres se détacher un pan : un glaçon de quelques centaines de tonnes, qui vient s’abattre dans un vacarme assourdissant dans un lac en contrebas, où dansent les icebergs. L’émotion étreint le fétu de paille qu’est l’humain devant ce spectacle.

            Avec la “Carretera Austral”, en fait une piste tracée avec difficulté dans un relief tourmenté, je parcours des paysages plus attrayants que la monotone Patagonie: montagnes, forêts, lacs, glaciers, torrents...Cette région, où l’on se déplace encore grandement à cheval, est reliée seulement depuis 1988 au reste du pays, preuve s’il en est combien sont difficiles les communications dans cette région.

            Je commence à rencontrer une population chaleureuse, hospitalière, m’invitant à partager un ou deux jours leur maison, leur repas, leur conversation. Ces gens, de condition humble, connaissant une dure vie de labeur tout juste suffisante pour vivre, écarquillent les yeux sur mon passage, me posent mille questions: la personnification du rêve d’une lointaine Europe, dont ils ont entendu parler à l’école ou à la radio ; et, encore plus extraordinaire, à bicyclette, les sacoches contenant l’équivalent d’une résidence principale. Je suscite l’admiration, l’émerveillement, la sympathie : tout ce dont peut rêver un voyageur.

 

CHILI, UNE DEMOCRATIE RETROUVEE

 

            A partir d’OSORNO, Chili, les paysages le long de la Panamericana sont de moins en moins divertissants, faits de vastes champs de céréales, pommes de terre, de vergers. Mais les gens sont toujours aussi prompts à discuter avec moi, à m’aider. La région de Concepcion est une immense zone industrielle où s’affairent des dizaines de milliers de fourmis, gueules noires, bûcherons ou pêcheurs, contribuant à enrichir un peu plus nos sociétés occidentales à la sueur de leur front. La région de Chillan, elle, est plantée de toutes sortes de fruits, et je m’en gave à longueur de kilomètres!

            Le vent du sud me pousse ainsi jusqu’à Santiago de Chile : quatre millions d’habitants, dans un pays qui n’en compte guère plus de dix, répartis inégalement sur une bande accidentée de 5 000 km de long. Autant dire le poids que joue cette capitale, auprès de laquelle Paris fait figure de décentralisatrice. Non loin, à Valparaiso, on vient juste de célébrer le retour à la démocratie, avec la passation du Président-Dictateur-Général Pinochet, au Démocrate-Chrétien Alwyn. Quelle patience aura été nécessaire, quelles épreuves il aura fallu endurer à l’un des peuples d’Amérique Latine les plus attachés qui soient à la démocratie...

 

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TRAVERSEE DES ANDES

 

            Au Chili, le Pacifique et les Andes ne sont jamais bien loin l’un de l’autre: de SANTIAGO, 500 m d’altitude, il me faut grimper par l’unique route revêtue entre Chili et Argentine, jusqu’au col du Cristo Redentor, à 3 200 m. Et encore le tunnel évite-t’il de monter jusqu’au col géographique, à 3 900 m...Un enchaînement incroyable de virages, digne des Alpes (Iseran, Stelvio), qui contraste avec le côté argentin, où la descente se fait doucement sur Mendoza, dans un décor admirable de roches rougeoyantes.

            MENDOZA, capitale argentine du vin. Eh, un petit vin d’ici ne déparerait pas toujours sur une nappe française ! Mais la manie qu’ils ont, de couper ce nectar de vigne avec de l’eau gazeuse, voire carrément avec du Fanta...Serge et Ivana m’accueillent deux semaines durant. Serge, un pair pour moi, a parcouru trois ans les trois z’am (Amériques) à vélo, pour “finir” entre les bras d’Ivana, prof de français. Bien pensé. Et ils ont scellé leur union d’un petit Emmanuel, mignon comme un Franco-Argentin. Ah, les liens d’affection qui unissent nos deux grands peuples...

            C’est à partir de Mendoza que mon vélo va commencer, pour trois semaines, à faire connaissance avec les rosetas, ces piquants qui viennent visiter subrepticement les chambres à air, comme s’il s’agissait de chambres d’ami. Jusqu’à 30 crevaisons en une journée...Crevant, à force. A mettre le moral à plat (et j’arrête là, il faut s’en garder pour la prochaine). C’est que la région est sèche, et que les piquants ont fâcheuse tendance à aimer la sècheresse. Cela dit, l’irrigation de l’eau venue du château d’eau andin permet de créer de florissantes oasis de fruits, dont les paysans m’emplissent les sacoches. Comme si le vélo n’était pas assez chargé comme ça !

 

CHALEUR DU COEUR ET TRISTESSE DU PORTE-MONNAIE

 

            Jusqu’à SALTA, au nord de l’Argentine, ma progression se fait assez rapidement. Chaque ville est cependant l’occasion de goûter l’hospitalité argentine (parfois originale), la plus extraordinaire que j’aie pu rencontrer jusqu’à présent dans mes voyages : les gens m’invitent avant que j’aie pu dire un mot...Les conditions de vie sont un peu  meilleures qu’au Chili, mais une sévère crise économique, auprès de laquelle nos problèmes d’Europe sont pacotille, est en train de mettre à genou une économie qui fut forte, et d’appauvrir la population. Quel dommage, quand on voit la richesse de ce pays, ses potentialités dues à la variété de ses climats, de ses terrains, de l’origine de ses habitants aussi. Ne dit-on pas qu’une population dynamique est une population métissée, enrichie d’apports extérieurs (USA, France...) ?

             La route au pied des Andes lointaines estmonotone, et je m'accorde parfois une petite escapade sur les pistes.Salta, et surtout Jujuy, le pays change : montée progressive sur l’altiplano, premiers contacts avec la population indienne d’origine quechua. A Salta, pour la première fois, je paye pour dormir, me rendant au camping municipal. Jusqu’à présent, n’importe quel endroit vaguement plat et pas trop encombré de pierres ou d’épines de cactus, me suffisait pour planter la tente, quand je n’étais pas invité. La malchance voudra que dans la nuit, un énorme eucalyptus vienne s’abattre à un mètre de la tente : un court instant, j’ai bien cru y passer...Le vélo n’a pas eu la même chance que la tente: une branche venant s’échouer en plein sur le cadre, le tordant malgré son exceptionnelle qualité.

            C’est un couple de médecins, Adrian et Barbara, qui va m’héberger un mois durant, le temps de changer de cadre, et de tester un peu ce quasi-nouveau vélo sur les rebords de l’altiplano argentin. Un test grandeur nature - et grandeur de la nature -, qui me fait monter à 4 895 m contre un vent glacial, par une piste abandonnée, et connaître les rigueurs de l’hiver proche. A JUJUY, c’est un artiste, El Ekeko (dieu de l’abondance, en quechua), qui m’accueille : Benjamin, tel un troubadour, a sillonné 2 ans 1/2 d’Argentine et le Chili à vélo, avec tous ses instruments, son équipement de scène, en traînant un chariot de 120 kg...Incroyable. Et il compte rééditer, cette fois en compagnie de la belle Julia.

 

L’ALTIPLANO ARGENTIN

 

            Au nord de Jujuy, c’est la puna. La puna, originellement, désigne cette plante rare qui parsème l’altiplano. Par extension, ce mot désigne ces plateaux et ces montagnes situés entre 3 500 et 6 500 m, ainsi que le mal d’altitude qui en résulte pour l’habitant comme pour le passant. Mais vous avez déjà vu un vélo souffrir du manque d’air, vous ? Par contre, le froid est vivace, avec des petits matins jusqu’à -18°. Heureusement, l’air sec et le soleil de la journée parviennent à réchauffer le corps, l’eau et le matériel congelés durant la nuit. A ce propos, avez-vous déjà consommé une glace de nouilles à la mayonnaise ?  Un ré-gal !

            En prime, juillet est le mois des tempêtes, qui déferlent sur l’altiplano comme sur la Patagonie, 4 000 km plus au sud. Pour ajouter à la similitude, j’y retrouve les nandus, des vicunas cousins germains des guanacos, des flamants roses, des moutons...Ah, en plus, des llamas (lamas), symboles des Andes. Ceux-ci sont les animaux à tout faire des Indiens, transport, lait, viande; les vaisseaux de l’altiplano, en quelque sorte.

            Ici, par contre, on n’extraie pas le pétrole, nouvelle justification de l’appellation “Terre de Feu” (torches résultant des gaz brûlés), mais toutes sortes de minerais : plomb, étain, zinc, or, cuivre...La puna est un véritable gruyère, qui ne rapporte plus guère, à voir le nombre de mines abandonnées, celles au point de l’être, et où sévit une misère rare (Pan de Azucar, Pirquitas), ou celles tournant désormais au ralenti, telle l’ex-prospère Mina El Aguilar : des corons établis à 4 509 m, ce qui en fait une des villes (collèges, commerces, infrastructures urbaines diverses) les plus hautes au monde. Et un cycliste qui campe pour une nuit à 4 550 m, histoire de pouvoir faire voir à son vélo le paysage,  depuis 5 010 m d’altitude...

            Souffrant du froid sous mon petit triangle de nylon (mais heureusement protégé par le duvet), je demande à l’occasion l’hospitalité dans les écoles de village, les mairies...L’accueil y est formidable, un autre aspect de l'éxubérance argentine : alors que je crois rester juste le temps d’une tea party, je me retrouve choyé jusqu’au lendemain ou plus, autant que les rudes conditions de vie du lieu le permettent. J’irai même dormir dans un hôpital, près d’un malade toussant ses poumons toute la nuit, ainsi que dans une cellule de prison ! Accessoirement, afin de me protéger de la tempête, j’irai trouver refuge la nuit dans l’enceinte d’un cimetière. C’est en voyageant ainsi, en mangeant ce que mangent les gens du coin, en dormant dans les mêmes conditions, qu’on approche la vie de ces régions aux terres ingrates, emportées par les brutales pluies d’été, dévastées par les tormentas de vent. Une autre Argentine, bien plus proche de la Bolivie, à tous points de vue, que de la riche Pampa.

            Mais toujours la même population ouverte, heureuse de converser quelques instants avec l’étoile filante qu’est le cyclo-voyageur de passage. Petite ouverture pour eux sur un monde lointain, imaginé, souvent rêvé. Et pour moi, l’introduction au monde andin, quechua et aymara avant d’être inca : Bolivie et Pérou. Avec leurs problèmes politiques et économiques plus présents que jamais: guerrilla, coca et chute du cours des minéraux. Je quitte ainsi l’Argentine et le Chili, après 201 jours, 15 959 km à vélo, dont 8 685 de piste.  

 

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