Chapitre B : Au niveau des Etats

Même si le problème de la rentabilité économique est en général l'un des avantages les plus examinés lorsqu'il est question de lancer un projet d'armement en coopération, il n'en reste pas moins que l'argument politique apparaît comme majeur, particulièrement pour la France. Le choix du partenaire est l'un des indices primordiaux : sur les vingt-sept projets français menés en coopération listés en 1988 et 1989 (45) par Claude Serfati, vingt l'étaient avec l'Allemagne contre seulement trois avec les Etats-Unis, dont l'industrie d'armement est pourtant beaucoup plus importante - cette question des relations euro-américaines sera d'ailleurs approfondie plus loin.

La fréquence des coopérations entre la France et l'Allemagne est due à deux éléments principaux : une volonté politique commune - la promotion de l'Europe - et un besoin d'interopérabilité des armements. A l'opposé, la convergence limitée bien que croissante depuis la fin de la guerre froide des intérêts militaires et les multiples volte-face de chacun des deux acteurs durant la courte vie du programme Tigre montrent bien les limites intrinsèques à toute coopération internationale.

1) Une réelle volonté de coopérer

a) Une coopération pour faire avancer l'Europe

Le premier argument politique en faveur de la coopération est tout simplement que celle-ci d'une part est le témoin de bonnes relations bilatérales et de l'autre représente l'espoir de rapports toujours plus cordiaux : remettre entre les mains d'un partenaire une partie de la souveraineté nationale peut être considéré comme une réelle preuve de confiance. La coopération franco-allemande originelle a permis à la France, comme cela a été vu auparavant, d'amarrer l'Allemagne au pôle ouest-européen. On retrouve d'ailleurs la même démarche de la part de l'Allemagne et de l'Italie à l'égard de la Grande-Bretagne lorsqu'il s'est agi de développer le chasseur-bombardier Tornado.

L'argument a changé depuis (46) : il n'est plus question d'empêcher d'éviter un nouveau conflit franco-allemand qui paraît hautement improbable, mais bien de développer une authentique vision politique commune. Il reste bien entendu certains obstacles sur la voie de cette harmonisation politique. L'attitude à l'égard de l'OTAN et des Etats-Unis n'est pas le moindre. L'Allemagne avait, du temps de la guerre froide, et malgré le traité de l'Elysée de 1963 qui prévoyait le rapprochement des doctrines stratégiques, clairement fait son choix au profit des liens germano-américains contre la vision gaullienne de l'Europe. En témoignent la diminution du nombre de coopérations bilatérales à partir du milieu des années 60 et le choix par l'armée allemande du F-104 aux dépens du Mirage III français, ou encore le désaccord quant à la participation au projet de SDI (Strategic Defence Initiative) américain.

Cependant, bien que toujours de rigueur, l'atlantisme allemand se fait moins fort depuis la fin de la guerre froide et le début du désengagement américain d'Europe, et la méfiance française à l'égard de l'OTAN semble également s'estomper. L'harmonie et la vision commune du couple François Mitterrand - Helmut Kohl a naturellement été l'un des principaux acteurs du renforcement de cette relation bilatérale, qui est devenue au fil des ans la locomotive de la construction européenne, au risque de faire craindre l'institution d'un « directoire » franco-allemand.

En effet, la construction d'une Europe politique est petit à petit passée du stade de l'incantation à celui de la mise en pratique. L'idée d'une défense européenne n'est pas encore sortie des limbes, mais elle a trouvé des supports de première importance avec la relance de l'UEO en 1987 et surtout la signature du traité de Maastricht début 1992. Il en est pour la première fois fait explicitement référence, depuis l'échec de la C.E.D. en 1954, dans son Titre V : « La politique étrangère et de sécurité commune inclut l'ensemble des questions relatives à la sécurité de l'Union européenne, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune. » (47) Cette formule, bien qu'alambiquée et renvoyant à un futur très vague, récompense cependant le travail de collaboration entrepris depuis plusieurs décennies par la France et l'Allemagne, et laisse entrevoir le jour où la coopération en matière d'armement sera naturelle en raison de la communauté de la défense.

Enfin, cette proximité politique entre les deux rives du Rhin, si elle encourage les projets en coopération, évite de plus généralement, en cas de crise grave dans l'un de ceux-ci, une rupture qui aurait semblé plus facilement acceptable si le partenaire avait été choisi plus par opportunité conjoncturelle que par le désir d'établir des liens profonds et durables. Ainsi, les rumeurs concernant l'abandon du programme Tigre par l'Allemagne en 1991 (48) ont paru peu fondées, car elles s'attaquaient à l'épine dorsale de la coopération bilatérale et auraient sans aucun doute marqué la fin des projets communs pendant un certain nombre d'années. Le projet Eurofighter 2000, fait en coopération avec la Grande-Bretagne, l'Espagne et l'Italie, est au contraire périodiquement remis en question.

b) L'Eurocorps, symbole de la vision commune franco-allemande

L'engagement franco-allemand pour une défense commune n'est pas resté purement rhétorique. En 1988, le vingt-cinquième anniversaire du traité de l'Elysée vit la création de la Brigade franco-allemande (BFA) (49) opérationnelle deux ans plus tard, forte de 4.000 hommes. Elle est transformée en 1992, vu son insuffisance pour accroître vraiment la coopération militaire entre les deux pays, en un « Corps européen », ouvert aux autres membres de l'Union. Le président français et le chancelier allemand écrivaient alors au président du Conseil européen en exercice : « Cette nouvelle structure pourrait également avoir valeur de modèle pour une coopération militaire plus étroite entre pays membres de l'UEO. » (50) Cet Eurocorps, réunissant à l'origine 40.000 Français et Allemands rejoints depuis par les Belges et les Espagnols, est affecté à la défense de l'Europe prévue par l'OTAN et l'UEO, au maintien et au rétablissement de la paix sous la légitimité de l'ONU, et à la participation à des interventions humanitaires.

La constitution de ce Corps européen appelle deux types de remarques concernant la coopération en matière d'armement. D'une part, elle est un vrai pas en avant, une réalisation concrète de la volonté franco-allemande d'union, union non pas limitée à l'économique comme le souhaiteraient les Britanniques, mais étendue à la politique étrangère et de défense. Ce partage des domaines de la souveraineté nationale, c'est-à-dire qui fondent la Nation, est significatif du degré de rapprochement des deux pays, de l'irréversibilité probable de ce processus et donc du caractère inéluctable d'une plus grande coopération en matière d'armement, les frictions qui peuvent exister devant être ravalées au rang de péripéties conjoncturelles qui ne doivent pas faire oublier le long terme. D'autre part, elle appelle comme conséquence logique une coopération approfondie dans le domaine des armements : comment un corps d'armée peut-il fonctionner réellement efficacement si les divisions qui le composent sont équipés de matériels totalement différents, dont trois sortes de fusils aux munitions incompatibles (51) ?

c) Une interopérabilité à approfondir

En effet, la seconde raison qui pousse les Etats, en particulier à l'intérieur de l'OTAN, à coopérer dans le domaine des armements correspond à la plus forte interopérabilité souhaitée des matériels. Comme la grande diversité des industries militaires en Europe conduit à la multiplicité des équipements en présence, des forces censément « intégrées » se retrouvent donc avec des systèmes différents qui handicapent grandement l'efficacité opérationnelle des combattants. On avait d'ailleurs pu le constater lors des manoeuvres franco-allemandes de 1987 « Moineau hardi » qui avaient mobilisé 75.000 hommes. Ce problème est de plus en plus crucial aujourd'hui avec la mise en place de nombreuses forces multinationales, que ce soit l'Eurocorps ou la Force de Réaction Rapide en Bosnie-Herzégovine.

De même, le principe de base du Tigre, c'est-à-dire la création à partir d'un module de base comprenant 80 % des équipements de l'appareil - fuselage, moteurs, avionique - plusieurs sortes d'hélicoptères, permet la mise en place d'une réelle interopérabilité. A l'intérieur de ceux-ci se trouve déjà un poste radio commun au standard Saturn, en attendant le système de cartographie que Sextant et Dornier sont en train de mettre au point. De plus, cette interopérabilité ne se limite pas aux situations de combat mais aussi aux questions de maintenance et d'entraînement : le choix du Tigre par les principaux pays européens aurait permis la constitution de stocks de pièces détachées communs, la formation des personnels de maintenance et des équipages dans un même lieu - une école est prévue en France -, ainsi que l'utilisation de simulateurs quasiment semblables. Enfin, il a été décidé que les contre-mesures actives seraient communes au Tigre et au NH-90 fabriqué en coopération par la France, l'Allemagne, les Pays- Bas et l'Italie.

Il faut enfin rappeler que l'OTAN, et a fortiori les pays européens, ne disposent pas de système d'identification ami/ennemi (IFF, Identification Friend/Foe) interopérable en service, qui permettrait au tireur de savoir que sa cible est réellement un ennemi et empêcherait les missiles de se diriger vers les engins reconnus comme alliés. « Il en résulte que, si nous devions entrer en guerre demain ou l'année prochaine ou même l'année suivante, il nous faudra inévitablement finir par abattre un certain nombre de nos propres avions », commentait en 1988 George Younger, ministre britannique de la Défense (52). Ce pronostic s'est d'ailleurs révélé exact lors de la guerre du Golfe, avec en particulier l'attaque de blindés de la Garde saoudienne par les Apache américains. Et si l'OTAN n'a pas fait de progrès depuis, le missile antichar du Tigre dispose d'un système qui l'empêche de se pointer sur des véhicules amis, grâce à la reconnaissance de leurs principales caractéristiques.

2) Des besoins trop divergents

a) Une mise en place difficile du programme

La première étape d'une coopération internationale est bien évidemment constituée de la recherche par les partenaires concernés de spécificités sinon identiques du moins assez proches des matériels qu'ils souhaitent fabriquer en commun. Dans le cas contraire, la coopération ne peut bien évidemment déboucher que sur un échec - rapide, dans le cas le plus optimiste - ou sur l'accouchement d'un bébé monstrueux, impossible hybride d'un subtil dosage des différentes spécifications nationales, qui ne satisfait personne tout en mécontentant tout le monde (53).

L'idée d'une coopération entre la France et l'Allemagne sur le programme Tigre n'était a priori pas irréalisable : elles s'étaient toutes deux équipées en hélicoptères dans les années 70, dont le remplacement était prévu à la fin du siècle, elles connaissaient les limites de leurs matériels en service - faible autoprotection et manque de permanence sur le champ de bataille - et étaient résolues à y remédier, en commun s'il était possible.

Cependant, bien que n'ayant pas établi de spécifications techniques totalement incompatibles, les deux pays n'en eurent pas moins des difficultés à harmoniser l'ensemble et à mettre sur pied un modèle qui convînt sans être le fruit de compromis excessifs (54). C'est ainsi que, suite à une idée lancée en 1974 par l'Allemagne, rejointe l'année suivante par la France, l'idée de la coopération sur l'hélicoptère de combat dut subir treize ans d'attente et deux constats d'échec avant d'être mise en application et incarnée dans le programme Tigre : le premier protocole d'accord bilatéral fut signé en octobre 1979 pour réaliser une phase de définition commune, mais aboutit un an et demi plus tard à un fiasco dû à des problèmes financiers, mais surtout à des visions divergentes moins sur des considérations militaires que sur les caractéristiques techniques à retenir : hélicoptère bimoteur à cockpit en tandem pour les Allemands contre monomoteur à cockpit en côte-à-côte pour les Français, préférence pour le système de visée TADS-PNVS américain contre choix du développement d'un système de conception européenne.

Ce classement sans suite du projet conduisit, durant les deux années suivantes, les deux Etats à tenter chacun de leur côté le développement d'un appareil qui eût bien entendu rempli les conditions exigées nationalement. Les résultats insatisfaisants permirent la reprise des négociations sur l'initiative des industriels, aboutissant à la signature d'un deuxième MoU le 29 mai 1984 qui lançait la phase de développement de trois modèles d'hélicoptères et mettait en place une agence exécutive auprès du BWB. De nombreux problèmes perturbèrent le bon déroulement du projet, principalement causés par la définition de deux versions antichar concurrentes contribuant à une augmentation exagérée des prix et des délais.

Nouveau constat d'échec, nouvelles études bilatérales à partir de la mi-1986 pour parvenir à surmonter les difficultés, et enfin le 13 novembre 1987 signature d'un avenant au MoU de 1984 (55). Celui-ci prévoit la production de deux versions au lieu de trois - l'une antichar au financement partagé et l'autre appui-protection dont le coût est pris en charge par la France seule - et le changement de calendrier, de système de financement, d'organisation étatique et industrielle. Il faut par ailleurs préciser qu'un certain nombre d'incompatibilités dans le projet franco-allemand tenait à la différence de méthodes de travail d'un pays à l'autre, l'organisation française étant fortement plus centralisée que l'allemande, pour laquelle la recherche du consensus conduit généralement à des demandes multiples et donc peu facilement négociables dans le cadre d'un projet en coopération. Jamais un programme purement national n'aurait d'ailleurs nécessité plus de dix ans de mise au point.

b) Des politiques nationales trop différentes

La différence des spécifications demandées par chaque pays était sans aucun doute grandement le fait de situations nationales dissemblables. Qui en effet pouvait comparer dans les années 80 la France et l'Allemagne en termes stratégiques (56) ? Seule la menace soviétique unissait leurs stratégies, sans avoir d'ailleurs les mêmes conséquences, la capacité nucléaire de la France faisant d'elle un membre à part de l'OTAN dont l'Allemagne était le meilleur élève.

La politique internationale de la République fédérale était fondée sur la volonté de racheter son passé, entre autres par l'interdiction constitutionnelle des guerres d'agression, la Loi fondamentale limitant, bien que de manière peu explicite, toute intervention armée à la zone OTAN. De là venait l'utilisation quasi exclusive de la puissance économique dans les relations internationales aux dépens de la puissance militaire. Celle-ci était réservée à la protection de la frontière inter-allemande, mais surtout totalement intégrée dans l'OTAN et liée le plus possible aux Etats-Unis.

A l'inverse, la France se caractérisait après la fin de la seconde guerre mondiale tant par une utilisation active de l'outil militaire dans les conflits coloniaux et post-coloniaux que par une volonté de conserver son indépendance nationale. Ainsi, sa force nucléaire et sa sortie de l'organisation intégrée de l'Alliance atlantique lui permirent d'acquérir une plus grande autonomie face à la puissance américaine; de même, la possession de territoires et départements d'outre-mer répartis sur toute la surface de la planète ainsi que l'existence de forces prépositionnées dans des bases à l'étranger - notamment en Afrique - lui donnaient un rôle majeur de puissance mondiale, rôle auquel l'Allemagne ne pouvait, et ne voulait d'ailleurs pas prétendre.

Les effets sur les configurations demandées pour l'hélicoptère commun sont par conséquent beaucoup plus clairs, comme l'est la complexité de l'harmonisation. Comment en effet créer un engin qui soit antichar pour les missions Centre-Europe et beaucoup plus souple en cas d'intervention extérieure où la menace blindée est faible ? Comment concilier les liens étroits germano-américains et la volonté française d'autonomie politique, donc industrielle ? Ce sont ces problèmes que l'on retrouve lors des différents constats d'échec décrits plus haut. Bien que voisines, la France et l'Allemagne n'avaient pas les mêmes préoccupations ni les mêmes priorités. La fabrication d'outils communs paraissait donc difficile, du moment qu'ils devaient assumer des fonctions dissemblables.

L'avenant de 1987 paraît avoir aplani les principaux obstacles avec la réalisation de deux versions, c'est-à-dire ni une qui aurait été le parfait exemple de monstre dont il était question plus haut, ni trois qui avec deux versions d'antichar auraient supprimé une bonne partie de l'intérêt de la coopération. Il a au contraire permis le rapprochement des deux visions avec, pour ce qui concerne les divergences évoquées pour la rupture de 1981, le choix du cockpit « allemand » et du système de visée « français ». La fin de la guerre froide, bien qu'engendrant d'autres complications, a toutefois permis la résorption d'un certain nombre de points d'achoppement.

3) Des politiques changeantes

a) Une modification profonde : la fin de la guerre froide

En effet, l'extraordinaire bouleversement stratégique qu'ont été la réunification allemande et l'effondrement de l'empire soviétique ont eu une influence déterminante sur l'évolution de la politique internationale et, partant, de la politique d'acquisition d'armement (57). Celle-ci a de plus été affectée par la crise économique mondiale qui sévit depuis la fin de la guerre du Golfe.

Le programme Tigre a lui-même été sensiblement touché. Conçu dès l'origine comme une arme de la guerre froide et d'affrontement en Centre-Europe, plus particulièrement par l'Allemagne qui ne s'intéressait qu'à sa version antichar - le général commandant de la 1° division aéroportée allemande n'affirmait-il pas encore fin 1989 qu'il pouvait « être tenu pour établi que la supériorité du potentiel militaire du Pacte de Varsovie, en particulier de sa puissance de combat conventionnelle, [continuerait] à exister » (58) ? -, il est frappé de plein fouet par la disparition soudaine de la menace d'un déferlement blindé à sa frontière orientale.

Dès lors, il apparaît que cette version purement antichar n'est plus d'actualité. Le programme ajoute donc à l'inconvénient d'avoir dû attendre plus de dix ans la définition d'une version commune sa conséquence logique, c'est-à-dire celui de disposer d'un matériel ne répondant plus aux nécessités stratégiques du moment. Il est vrai qu'un changement aussi brutal est impossible à prévoir et extrêmement rare - seuls sur le siècle passé le démantèlement des Empires centraux en 1919 et la division de l'Europe en 1945 peuvent s'y apparenter. Les projets effectués en coopération sont toutefois les premiers touchés puisqu'ils correspondent aux attentes de nations que les bouleversements en question n'atteignent pas de la même façon et dont les politiques n'évoluent donc pas parallèlement, multipliant les risques de désaccord grave par le nombre de participants.

De plus, si les données fondamentales de la politique internationale changent, c'est la politique étrangère de l'Allemagne dans son intégralité qui doit être revue, malgré la volonté de certains de rester la « puissance civile » qu'elle était durant la guerre froide. Sa non-participation militaire à la guerre du Golfe en fut sans doute le dernier symbole. Elle a ensuite fait preuve d'une activité inconnue depuis la seconde guerre mondiale : déploiement de navires démineurs dans le Golfe début 1994, envoi de forces dans le cadre de l'opération « Provide comfort » au Kurdistan irakien et de personnel sanitaire militaire au Cambodge, surveillance aérienne de l'embargo à l'encontre de la Serbie... le temps n'est plus où l'Allemagne se contentait de financer les opérations de ses alliés.

La disparition de la menace soviétique coïncide donc avec la volonté d'une intervention plus grande de l'armée allemande à l'extérieur : l'Allemagne « doit accepter la normalisation de [sa] situation en tant que nation réunifiée souveraine et en déduire la nécessité de jouer un rôle international » (59) déclarait en 1992 le ministre libéral des Affaires étrangères. Cette nouvelle conception plus interventionniste a pour corollaire la capacité de l'armée allemande à déployer ses troupes à l'étranger, dont quelques exemples ont été donnés plus haut, mais se heurte au consensus forgé depuis quarante ans autour d'une Loi constitutionnelle peu explicite, lequel ne reconnaissait à la Bundeswehr qu'un droit d'intervention dans la zone OTAN, c'est-à-dire quasiment uniquement en cas d'attaque venant du bloc soviétique. L'appel à l'arbitrage du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe en 1993, qui suit l'autorisation donné par celui-ci en 1993 aux interventions en mer Adriatique et en Somalie, précise l'interprétation de la Grundgesetz et met l'armée allemande en liberté surveillée : l'intervention est autorisée dans le cadre d'un système de sécurité ou de défense collective et avec l'approbation du Bundestag.

Cet aggiornamento de la stratégie allemande ne pouvait rester sans effet sur le programme Tigre. Le passage d'une vision stratégique allemande unipolaire, c'est-à-dire tournée contre une invasion blindée soviétique, à une vision multipolaire tournée vers l'instabilité en Europe de l'Est et au Sud ont nécessité une adaptation, complète du côté allemand et beaucoup plus faible pour la France qui y était bien mieux préparé par sa position de puissance mondiale. Pour répondre à ces exigences était évidemment demandé un hélicoptère construit pour la reconnaissance tactique, l'appui des forces au sol ainsi que des missions antichar et d'escorte. La principale conséquence fut l'abandon par l'Allemagne en 1993 de la version PAH-2 antichar dont elle avait prévu d'acheter 212 exemplaires, au profit d'un nouvel appareil multirôles, le UHT (60) (Unterstützungshubschrauber Tiger), équipé comme le PAH-2 de missiles antichars et antiaériens mais aussi de roquettes et de pods canon Herstall de 12,7 mm conférant à l'appareil à l'origine antichar certaines capacités d'appui. La création de ce nouvel appareil fut facilitée par le concept de modularité qui permet de rajouter à la version de base les 20 % d'éléments distinctifs. De son côté, la France décida de modifier la composition de sa commande qui était de deux hélicoptères antichar pour un appui-protection - 140 contre 75 - en un rapport un pour un - 100 et 115.

b) Les problèmes budgétaires

Si la chute du mur de Berlin demeure un événement exceptionnel, la bonne marche du programme reste sujette à des variations purement internes aux Etats, sans rapport avec les problèmes stratégiques. La versatilité des politiques nationales à l'égard des projets en coopération peut entre autres être due aux modifications de majorité parlementaire dans les pays concernés, l'ancienne opposition souhaitant parfois des changements, soit par différence de vision politique fondamentale, soit par opportunisme de politique intérieure. Le Tigre en a jusqu'ici été exempt, grâce en France au consensus sinon réel du moins apparent en matière de défense et en Allemagne au maintien au pouvoir de la même coalition depuis 1982, c'est-à-dire depuis la signature des principaux accords bilatéraux.

Les problèmes financiers dus à la crise économique mondiale ont cependant souvent mis en danger le programme Tigre, ou tout au moins provoqué des modifications importantes et dommageables pour les industriels. « Toute industrie a besoin de programmes à moyen et à long terme pour pouvoir s'organiser. Il ne faut donc pas que soient remises en cause chaque année les décisions qui ont été prises » (61) déclarait Serge Dassault à la veille du salon du Bourget 1995. Or, ce qui est déjà problématique pour un programme national l'est encore plus pour une coopération, les problèmes - en particulier de financement - des uns s'ajoutant à ceux des autres ou au contraire intervenant à des moments différents, ce qui conduit généralement à des tensions entre le pays qui freine le projet et celui qui n'en voit pas la raison.

C'est ainsi que le Tigre a connu de nombreuses remises en cause des deux côtés du Rhin depuis le lancement du programme en 1987. La plus grave s'est sans doute située en novembre 1991, lorsque l'inspecteur des armées allemand Björn Schönbohm avait émis des doutes sur la possibilité de poursuivre le projet : « Si je ne reçois pas plus d'argent pour l'armée, je devrai renoncer au Tigre » (62), avait-il déclaré. En fait, il s'agissait probablement d'une menace agitée pour contraindre le gouvernement de Bonn à octroyer un budget un peu plus large, tout comme le ministre français de la Défense Pierre Joxe avait laissé craindre un abandon du NH-90 et un report du lancement du drone Brevel, tout en sachant fort bien que ces projets étaient vitaux pour la continuation de la coopération franco-allemande.

Même si le projet n'est jamais sérieusement remis en question, la multiplication des traverses venant de chacun des Etats ne contribue pas à l'établissement d'un climat serein mais au contraire à des difficultés accrues pour l'industrie qui n'a aucune assurance concernant le nombre de commandes ou la date d'industrialisation, et qui dépend du bon vouloir de ses deux clients pour le financement de ses activités. Ainsi, fixé à 212 en 1987, le nombre d'hélicoptères commandés - en théorie - par l'Allemagne a chuté à environ 140 fin 1991 (63) puis à 70-80 en 1993 (64) avant d'annoncer un retour au chiffre initial de 212 en 1994 afin d'équiper quatre bataillons d'hélicoptères d'attaque (65). Pour la France, le chiffre reste officiellement de 215, mais il serait possible qu'il descende à 160-170 (66). Il est vrai d'une part que ces données ne sont que des estimations, et le resteront tant qu'un contrat ne sera pas signé entre Eurocopter et les Etats clients, et d'autre part que cette situation, commune à tous les monopsones, est aggravée par la coopération qui fait dépendre l'industrie non de la décision d'un client mais du consensus entre plusieurs partenaires.

La raison de ces réductions successives de commandes est, plus que les changements stratégiques dont il a été question, les difficultés financières des Etats depuis la guerre du Golfe. Sans entrer dans les détails des restrictions budgétaires qui ont affecté plus spécialement la défense - les dividendes de la paix (67) -, il est intéressant de se pencher plus précisément sur le problème de l'industrialisation du Tigre, c'est-à-dire le moment où, schématiquement parlant, il cesse d'être un prototype pour devenir une machine disponible sur le marché. Prévue par le calendrier officiel pour la fin de 1994 ou le début de 1995, le PDG d'Eurocopter Jean-François Bigay n'a cessé d'essayer d'avancer cette date d'au moins un an, afin en particulier d'être capable de concourir pour offrir le Tigre sur le marché britannique (68) dont le gouvernement réclamait le début des livraisons en 1998.

Le coût, évalué à un milliard de francs, devant être partagé entre la France et l'Allemagne, le ministre de la Défense français François Léotard avait clairement affirmé en 1993 son soutien à cette option : « Pour 1994, dans le cadre du budget, les crédits sont prévus pour continuer le programme, sans un jour de retard. S'il fallait avancer l'industrialisation, nous pourrions le faire. La France est très ouverte à cette hypothèse. » (69) Les Allemands ont cependant opposé un refus, qui était d'autant plus prévisible que le ministre de la Défense Gerhard Stoltenberg avait annoncé début 1992 que le financement allemand diminuerait de deux milliards de marks entre 1993 et 1995.

La signature le 30 juin 1995 du MoU préparant la production en série (70) est arrivée trop tard pour convaincre les Britanniques, déjà rendus méfiants par le retardement des premières livraisons du Tigre d'environ deux ans. Bien que la recherche allemande d'économies ait pendant un temps semblé être la cause principale du retard, on s'aperçoit finalement que le gouvernement français se trouve aujourd'hui dans le même cas, comme le montre la récente annonce du report de cette phase d'industrialisation, trois mois après avoir été acceptée (71). Ce problème montre bien, tout comme ceux qui ont été évoqués précédemment, la difficulté intrinsèque de toute coopération qui est la situation dissemblable des coopérants, ab origine avec la phase de définition, et tout au long du programme avec la lutte entre des intérêts nationaux divergents structurellement et conjoncturellement, ceux-ci étant peut-être plus nocifs que ceux-là parce que moins prévisibles lors du lancement du projet.


(45) Claude SERFATI : « Reorientation of French companies » in Michael BRZOSKA & Peter LOCK (dir.) : Restructuring of arms production in Western Europe, OUP, Oxford / SIPRI, Stockholm, 1992, p. 104 - Retour au texte

(46) Pour les raisons politiques et opérationnelles, voir « De la coopération militaire à la création de l'Eurocorps », La lettre diplomatique, n° spécial, décembre 1993, pp. 60-64; Gérard BRETECHER : « Le Tigre entré en phase de production », L'Armement, n° 47, mai-juin 1995, pp. 71-75; François GUISOLPHE : « The European helicopter industry and Britain's role », RUSI Journal, avril 1994, pp. 64-67; David G. HAGLUND : « The elusive European defense industrial base » in Alliance within the Alliance ? Franco-German military cooperation and the European pillar of defense, Boulder, 1991, pp. 153-186; Mark LORELL & Julia LOWELL : « Principal objectives and theoretical benefits » in Pros and cons of international weapons procurement collaboration, RAND, Santa Monica, 1995; Jean-Yves NORMAND : « Coopération européenne - le pivot franco-allemand », L'Armement, n° 43, juillet-août 1994, pp. 36-41 - Retour au texte

(47) Article J.4 du Traité sur l'Union européenne, Paris, 1992 - Retour au texte

(48) Thierry D'ATHIS & Jean-Paul CROIZE : « Bonn renoncerait au Tigre », Le Figaro, 5 novembre 1991 - Retour au texte

(49) Pour la BFA et l'Eurocorps, voir « De la coopération militaire à la création de l'Eurocorps », op. cit. (46); Patrice BUFFOTOT : « Le temps de la réflexion », Notes et études documentaires, n° 5011, juin 1995, pp. 65-81 - Retour au texte

(50) Cité dans « De la coopération militaire à la création de l'Eurocorps », op. cit. (46) - Retour au texte

(51) Jacques BAUMEL in Assemblée de l'Union de l'Europe occidentale, Actes officiels : L'Agence européenne de l'armement, réponse au Trente-neuvième rapport annuel du Conseil, compte-rendu officiel des débats - Retour au texte

(52) Intervention de George YOUNGER lors du colloque La coopération européenne en matière de recherche et développement dans le domaine des armements à Londres les 7 et 8 mars 1988, Paris, 1988 - Retour au texte

(53) A noter l'un des rares articles totalement hostiles à la coopération européenne en matière d'armement, publié à l'occasion du débat précédant le référendum sur le traité de Maastricht : Pierre-M. GALLOIS : « Une autre utopie européenne : la coopération en matière d'armement », Le Quotidien de Paris, 28 août 1992 - Retour au texte

(54) Pour la genèse du programme Tigre, se reporter à la note 29 - Retour au texte

(55) Pour toute précision, voir supra I A) 1) - Retour au texte

(56) Sur les stratégies allemande et française pendant la guerre froide et leurs conséquences sur l'armement, voir Georg BERNHARDT : « The West German view », RUSI Journal, hiver 1989, pp. 14-17; Philipp H. GORDON : « La normalisation de la politique étrangère de l'Allemagne », Politique étrangère, été 1994, pp. 497-516; Catherine MCARDLE KELLEHER : « The Federal Republic of Germany » in Douglas J. MURRAY & Paul R. VIOTTI (dir.) : The defense policies of nations, a comparative study, 2° édition, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1989, pp. 150-159 et 170-173; Alan Ned SABROSKY : « France » in Douglas J. MURRAY & Paul r. VIOTTI (dir.) : The defense policies of nations, a comparative study, 2° édition, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1989, pp. 247-248 - Retour au texte

(57) Pour les changements stratégiques occasionnés par la fin de la guerre froide sur les deux protagonistes du programme Tigre, voir Bernard DE BRESSY : « Trois Livres blancs européens sur la défense », Défense nationale, novembre 1994, pp. 75-87; Foulques DE LA MOTTE DE BROÖNS : « L'Allemagne, la Bundeswehr et les interventions extérieures », Défense nationale, octobre 1994, pp. 79-91; Philipp H. GORDON : op. cit. (56); Catherine KELLEHER & Cathleen FISHER : « Germany » in Douglas J. MURRAY & Paul R. VIOTTI (dir.) : The defense policies of nations, a comparative study, 3° édition, The Johns Hopkins University Press, Baltimore & London, 1994, pp. 160-189; Françoise MANFRASS-SIRJACQUES : « Allemagne, une implication internationale croissante ? », Notes et études documentaires, n° 5011, juin 1995, pp. 13-26; Uwe NERLICH : « L'Allemagne - un pays comme les autres ? », Politique étrangère, printemps 1995, pp. 99-116 - Retour au texte

(58) Georg BERNHARDT : op. cit. (56) - Retour au texte

(59) Klaus KINKEL : « Germany's post-reunification foreign policy », Statements and Speeches, vol. 15, n° 16 - Retour au texte

(60) Pour la description des changements du programme Tigre, voir Gérard BRETECHER : op. cit. (46); Istvan CSOBOTH : op. cit. (33); Giovanni DE BRIGANTI : « Germany may jettison Tiger for new copter », Defense News, 16-22 novembre 1992, p. 3 - Retour au texte

(61) Interview de Serge DASSAULT, Les Echos, 9 juin 1995 - Retour au texte

(62) Thierry D'ATHIS & Jean-Paul CROIZE : op. cit. (48) - Retour au texte

(63) Heinz SCHULTE : « Industry counts the cost of German defence cuts », Jane's Defence Weekly, vol. 17, n° 4, 25 janvier 1992, p. 110 - Retour au texte

(64) Charles BICKERS : « German Tiger buy falls to 75 helicopters », Jane's Defence Weekly, vol. 20, n° 16, 16 octobre 1993, p. 12 - Retour au texte

(65) « Les partenaires parviennent à une solution pour le Tigre, le programme du NH-90 s'accroche malgré les obstacles », Defense News, 24 janvier 1994 - Retour au texte

(66) Olivier PROVOST : « Qui va payer le Tigre franco-allemand ? », La Tribune, 8 juillet 1995 - Retour au texte

(67) Voir supra, Introduction - Retour au texte

(68) Voir infra, II A) - Retour au texte

(69) Olivier PROVOST : « Hélicoptère Tigre : la France veut accélérer le processus », La Tribune, 26 octobre 1993 - Retour au texte

(70) Charles BICKERS : « Franco-German MoU signing uncages the Tiger », Jane's Defence Weekly, vol. 24, n° 1, 8 juillet 1995, p. 3 - Retour au texte

(71) Jacques ISNARD : op. cit. (9) - Retour au texte


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