2° partie : Les insuffisances institutionnelles européennes

Nous l'avons vu, l'industrie de l'armement en Europe est en crise, celle-ci étant causée par l'atonie des échanges internationaux et par l'inadaptation des entreprises à la concurrence américaine. L'avenir s'annonce donc sombre pour le marché de l'armement européen, entre une offre éclatée, incarnée par une mosaïque de sociétés trop petites pour pouvoir lutter avec espoir sur la scène internationale, et une demande elle-même divisée, ne suffisant pas pour compenser les frais de recherche et développement engagés pour satisfaire les besoins nationaux. Le Tigre, bien que technologiquement supérieur à tous ses concurrents, reste en danger permanent du fait de ce marché morcelé.

Il apparaît donc que la solution à cette crise ne peut plus être trouvée ni mise en oeuvre au niveau de l'Etat, mais plutôt à l'échelon supérieur, c'est-à-dire européen. En effet, si les débouchés nationaux sont insuffisants ou les entreprises loin de la taille critique, un pays isolé ne peut guère résoudre le problème, surtout en ces temps de crise et de restrictions budgétaires. C'est pourquoi il importe que les instances européennes, que ce soient celles de l'Union européenne ou celles de l'Union de l'Europe occidentale, prennent en main le sujet et puissent définir une politique supranationale qui permettrait au Vieux Continent de sauvegarder son indépendance en matière de production d'armement.

Nous allons voir que les nombreuses difficultés qui ont émaillé le projet Tigre sont entre autres le fait du maintien du secteur de l'armement en dehors du champ d'intervention communautaire au profit de coopérations institutionnalisées, mais purement interétatiques. Cette exception est cependant battue en brèche par les assauts successifs des forces du marché, qui tentent de réduire les obstacles à la constitution d'une véritable économie européenne de l'armement. D'un autre côté, on s'aperçoit que, prises au nom de cette même orthodoxie libérale, certaines actions peuvent avoir pour conséquence de conduire l'industrie européenne à sa marginalisation face à celle plus puissante des Etats-Unis.

Chapitre A : De l'article 223 à l'Agence européenne de l'armement

1) Les approches institutionnelles de la coopération

a) L'article 223 du traité de Rome : un frein à l'intégration européenne

Les relations entre les industries d'armement et les Etats sont depuis longtemps marquées du sceau de l'exception, les premières étant préservées par les seconds de la concurrence étrangère du fait de leur implication dans la mission régalienne de sécurité. Cette singularité fut confirmée, lors de la signature en 1957 du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne, par l'article 223 (108) de celui-ci qui reconnaît que « chaque Etat-membre a le droit de prendre les mesures nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériels de guerre ». Une liste de ces matériels a été publiée en 1958, et est restée inchangée depuis (109).

Les conséquences de cet article sont considérables, car il met à l'abri de toute immixtion communautaire possible tout ce qui concerne l'industrie de défense. C'est en tout cas l'interprétation généralement donnée par les Etats producteurs d'armements alors que, littéralement, il est plutôt question d'une dérogation qui est accordée lors de cas très spéciaux. Considérer l'ensemble de la production et du commerce des armes comme étant un « intérêt essentiel de sécurité » est sans doute exagéré, mais permet aux Etats de maintenir leur souveraineté intacte dans ce domaine et de recourir à des expédients dont ils ont eu du mal à se priver pour les autres domaines de l'économie - subventions, protection du marché national face aux concurrents étrangers...

Le domaine touché par l'article 223 a principalement trois formes : la question des fusions-acquisitions, celle des aides publiques et enfin le problème des achats de matériel par les Etats. Du point de vue des fusions, les articles 85-87 et 89 du traité de Rome donnent à la Communauté un droit de regard afin d'empêcher la création ou le renforcement d'une situation de monopole sur le marché européen. Du fait que peu d'entreprises travaillent uniquement pour le secteur militaire, et tombent donc sous le coup de l'article 223, les fusions de sociétés travaillant en partie pour la défense sont contrôlées par la Commission européenne. C'est ainsi que celle-ci donna son accord en février 1991 à la création d'Eurocopter, dont 58 % du chiffre d'affaires se faisait dans les hélicoptères militaires, mais en ne fondant son jugement que sur le secteur civil. Du point de vue des aides accordées aux entreprises (110), l'article 223 permet aux Etats d'attribuer des subventions qui seraient interdites dans le cas général par les articles 90 et 92-94. Cependant, la Commission reste toujours vigilante quant à leur possible affectation à des productions à double usage. Dans ce cas, elle peut empêcher leur versement ou obliger l'entreprise à les rembourser. Enfin, le monopole d'Etat sur les achats d'armements reste dans un futur prévisible une affaire purement nationale, sans aucune intervention de la Commission.

Les oppositions se sont peu à peu faites jour, avec le besoin croissant de création d'une véritable industrie européenne d'armement. Ainsi, dès 1978, le rapport Klepsch, suivi en 1980 du rapport Greenwood, plaident pour une coopération en matière de recherche et développement militaire.

Bien qu'il officialise la Coopération Politique Européenne, l'Acte unique européen de 1986 ne remet pas fondamentalement en cause la validité de l'article 223. Ses Titres II et III font toutefois plus ou moins directement référence à une libéralisation croissante du secteur de l'armement. Ainsi, l'article 30.6 donne à la Communauté le rôle d'aider au maintien de la base technologique européenne et à la mise en oeuvre de programmes de recherche et développement nécessaires à la sécurité de ses membres.

La Commission européenne tente dans le même temps de réduire petit à petit la portée de l'article 223. Une des solutions consiste à jouer sur le cas des produits à double usage, civil et militaire, qui comptent pour environ 5 % du commerce interne à la Communauté (111). En effet, on peut difficilement distinguer aujourd'hui les deux sortes de technologie, en particulier pour les composants électroniques. C'est ainsi que la Commission mettait en exergue en 1988 le fait que « la plupart des achats par les agences de défense sont, en fait, soumis aux règles [communautaires]. Les seuls contrats d'acquisition non touchés sont ceux qui concernent les produits à usage spécifiquement militaire, c'est-à-dire les armes, les munitions et les matériels de guerre » (112). La libéralisation des marchés devrait donc inclure des produits dont la Défense fait une grande consommation, comme l'essence, l'huile, les lubrifiants, l'électricité et les télécommunications.

L'article 223 est depuis plusieurs années en sursis, et il a plusieurs fois été officiellement question de sa suppression. En particulier, la mise en oeuvre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) prévue dans le traité de Maastricht s'accommode mal d'une souveraineté nationale totale dans le domaine de l'armement. C'est ainsi que la France et l'Allemagne proposaient en février 1991 l'incorporation à la PESC de la coopération en matière d'armement, qui serait confiée à l'UEO; la Commission proposait plus directement, dans le même but, l'abolition de l'article 223 (113).

Finalement, si le traité de Maastricht ne touche pas à ce fameux article, il ajoute un chapitre au traité de Rome qui, pour la première fois, reconnaît dans l'article 130 du nouveau Titre XIII la nécessité d'un soutien coordonné à l'industrie. C'est donc une victoire du camp interventionniste, qui pense que les problèmes de concurrence existent plus à l'extérieur de l'Europe qu'à l'intérieur. En effet, une libéralisation sans condition du marché de l'armement européen aurait pour conséquence, en dehors du but recherché par les partisans de l'ouverture, c'est-à-dire d'une probable diminution des prix du fait de la mise en concurrence, de sinistrer une grande partie de la base industrielle qui n'est pas de taille, nous l'avons vu, à lutter avec une industrie américaine concentrée et assurée d'un énorme marché captif. La mise en place d'une politique d'aide à la recherche est un premier pas. Cependant, vu la multiplicité des groupes consacrés depuis des décennies à la coopération européenne en matière d'armement, on peut cependant s'interroger sur l'efficacité réelle de ces collaborations institutionnelles quant à la création d'un véritable marché unique en Europe.

b) Depuis les années 50, une coopération intergouvernementale peu efficace

Les organismes institutionnels de coopération ont connu des succès divers (114), mais ont tous été incapables de créer une véritable base industrielle de l'armement en Europe. Le premier fut en 1953 le comité de coordination FINABEL, d'après les initiales des pays membres (France, Italie, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg), l'Allemagne devenant membre en 1956 et la Grande-Bretagne en 1972. Son principal but est de promouvoir l'interopérabilité des forces terrestres grâce à la défense en commun des besoins d'équipements. Encore sur une proposition française fut créé en 1955 le Comité permanent des armements (CPA), organisme subsidiaire de l'UEO selon l'article 8 du traité de Bruxelles. Son but était de faciliter la satisfaction des besoins en matériels des pays membres. Cependant, très fortement lié à l'OTAN, il n'a jamais été capable de dépasser le stade de la définition de caractéristiques techniques, laissant le soin de la réalisation des matériels à des accords bi- ou multilatéraux, et a été dissous en 1989. La Conférence des directeurs nationaux de l'armement (CDNA), créée en 1966, est la structure de l'OTAN chargée d'étudier les possibilités d'interopérabilité et de coopération.

Le Groupe européen indépendant de programmes (GEIP), créé en 1976 et composé de tous les pays de l'Alliance atlantique à l'exception des Etats-Unis, du Canada et de l'Islande, est la première coopération institutionnelle à ne pas avoir de lien formel avec l'OTAN, et donc à être avant tout axé sur l'Europe. Après quelques années de relative inertie, il profita de la réactivation de l'UEO en 1984 pour devenir une véritable force de proposition afin de faire face aux défis technologiques japonais et américains, en particulier le projet SDI du président Reagan. Le « Document de décision » de novembre 1984, dans lequel le projet Trigat est cité comme étant très prometteur, est suivi en 1987 par un rapport, Vers une Europe plus forte, auquel son rapporteur, Henk Vredeling, ancien ministre hollandais de la Défense, a donné son nom.

Celui-ci désigne quatre objectifs à atteindre pour fortifier l'industrie européenne de l'armement : éliminer les obstacles au libre-échange intra-européen, faciliter la passation de marchés avec des entreprises d'autres Etats membres, coordonner les travaux de recherche pour les industries de défense, et soutenir le développement des industries d'armement des pays où elles ont peu d'importance. Pour cela, les Etats doivent favoriser le principe de juste retour et favoriser le partage des connaissances technologiques.

Le projet du GEIP montre rapidement ses limites, en particulier sur deux points, le problème du juste retour et celui des industries les moins développées (LDDI, Less Developed Defence Industry nations, ou selon la nouvelle terminologie DDI, Developing Defence Industry nations), qui sont apparemment présentes plus pour entraîner l'accord des partenaires rétifs à tout réel changement que pour permettre une véritable optimisation du marché européen de l'armement. En effet, le point 2.2 du Plan d'action de novembre 1988 explique que « les pays du GEIP ne seront prêts à admettre une concurrence transnationale que s'ils sont certains d'obtenir en retour, en un temps convenable, une contrepartie équitable et juste correspondant à leurs intérêts vitaux et à leurs capacités » (115). Or, nous l'avons vu, cette pratique est contraire à une division internationale du travail rationnelle, car elle conditionne le choix d'un producteur non à ses avantages comparatifs (coût du travail, savoir-faire technologique) mais au financement accordé par son gouvernement au projet. Cependant, ce Plan d'action a l'avantage d'imposer l'idée d'un « temps convenable », c'est-à-dire de ne pas imposer un juste retour par projet mais sur une série, ce qui permet d'une part de ne pas heurter de front la rationalité économique et d'autre part d'encourager les coopérations.

Pour ce qui concerne les DDI - Grèce, Portugal et Turquie -, le seul avantage qu'ils possèdent, le faible coût de leur main-d'oeuvre, est assez dérisoire pour des productions incorporant une haute teneur en technologie, sans compter le niveau trop faible de qualification. Par contre, l'idée de favoriser l'émergence d'une industrie de défense dans ces pays est à la fois dangereuse et irréaliste, d'une part parce que des surcapacités de production existent dans le monde entier et plus particulièrement en Europe, et d'autre part parce que des industries naissantes de ce type, si elles arrivent à surmonter les barrières à l'entrée, ne pourront pas survivre dans un environnement de crise économique et de concurrence exacerbée entre les entreprises déjà installées sur le marché, sauf si elles sont protégées de l'extérieur. Dans ce cas, comme dans celui du juste retour, le GEIP n'a réussi à faire admettre l'idée d'un marché européen de l'armement non réglementé qu'en assurant aux acteurs que les changements apportés seraient bénéfiques à tous. Cette promesse est, comme d'habitude et plus généralement en temps de difficultés économiques, quasiment impossible à tenir.

Contrairement à la réaffirmation du concept de juste retour et à la volonté d'aider les DDI, l'idée d'un programme de recherche technologique européen non seulement est bonne pour les industries de défense, bien qu'elle ne suive pas l'orthodoxie libérale, mais s'est de plus montrée réalisable. Le programme EUCLID (European co-operation for the long term in defence), a pour but « de coordonner et rationaliser les efforts des industriels de l'armement et de les faire coopérer sur des sujets de haute technologie » (116). Il a pour intérêt, outre de mieux utiliser les crédits militaires de recherche, de préparer très en amont les études pour éviter que les projets ne deviennent incompatibles, et de répartir la base technologique européenne en fonction des possibilités de chaque pays. Le budget de 120 millions d'écus adopté en novembre 1990 ne représente que 5 % des dépenses de recherche militaire de l'ensemble des pays participants (117). Il est financé par les Etats, qui définissent en concertation avec l'industrie le choix des projets et leurs caractéristiques. Onze « domaines communs européens de priorités » (Cepa) ont été définis, chacun comprenant un ou plusieurs « projets de recherche et de technologie » (RTP) (118). Trois problèmes sont apparus, d'abord la question de l'accès des participants aux technologies développées grâce au programme, ensuite la participation des DDI, qui seraient très avantagés par l'acquisition des technologies contre une participation financière somme toute modeste, et enfin les délais excessivement longs dus à la nécessité de s'entendre à treize, ce qui provoque un retour aux coopérations bi- ou trilatérales.

La collaboration institutionnalisée n'a pas, on le voit, porté des fruits à la hauteur des espérances qu'on y avait mises. La dissolution du CPA en 1989 et la transformation du GEIP en GAEO (Groupe Armement de l'Europe Occidentale) intégré à l'UEO sont des indices de leur insuffisance. Les raisons en sont simples : alors que les coopérations étaient jusqu'à présent le fait d'Etats qui poussaient les sociétés à s'unir, au coup par coup, sur tel ou tel projet, le rapport s'est aujourd'hui inversé avec une mutation du rôle de l'entreprise qui devient le moteur des projets. La « main invisible » du marché pousse désormais tout le secteur de l'armement vers la voie des regroupements transnationaux.

2) La « main invisible » du marché

a) Regroupements transnationaux

Face à l'industrie d'armement américaine qui, se reposant sur un marché national captif largement supérieur à la somme de tous les marchés du Vieux Continent, possède un chiffre d'affaires bien plus important et peut donc encaisser plus facilement les coups durs, les groupes européens sont morcelés et incapables d'atteindre une taille critique qui leur permettrait d'aborder plus sereinement une compétition qui s'annonce rude : fin 1990, il y avait entre deux et quatre fois plus d'entreprises d'armement européennes qu'américaines, pour un marché trois fois moindre (119). Il n'existe aujourd'hui pas plus d'industrie européenne que de marché militaire européen : les trois plus grands pays - Allemagne, France et Grande-Bretagne - représentent 80 % de la production d'armements, le deuxième niveau - Belgique, Italie et Pays-Bas - 12 % et les huit derniers pays 8 %.

L'industrie européenne est d'autant plus en danger que les Américains, bien que déjà favorisés du point de vue de la taille, ont entamé depuis quelques années un vaste mouvement de concentration : reprise de Grumann par Northrop, rachat par Lockheed de l'usine de F16 de General Dynamic... La société issue de la fusion de Lockheed et de Martin Marietta (120), respectivement troisième et douzième entreprise de défense en 1993, prend la tête en 1994 avec un chiffre d'affaires Défense de 16.515 milliards de dollars, soit 7.500 milliards de plus que le deuxième et trois fois plus que le premier européen, British Aerospace.

Face à cette menace, les industries européennes d'armement ont elles aussi commencé à se concentrer (121) mais, il faut le souligner, généralement sur une base nationale, ce qui est plutôt compréhensible quand on songe à l'histoire, mais beaucoup moins si l'on regarde le futur : comment une éventuelle autorité européenne pourrait-elle un jour passer ses commandes auprès de sociétés qui, bien que plus grandes qu'auparavant, resteraient toujours des entreprises nationales ? Quelles pourraient être les réactions des pays non choisis ? C'est pourquoi la constitution d'un « champion national » par pays paraît peu rationnel au niveau européen. On peut cependant modérer ce jugement au cas où ce conglomérat encourage l'alliance de ses divisions avec des entreprises d'autres pays de l'Union. Ainsi, la concentration de l'industrie de défense allemande dans le Groupe Daimler Benz, qui répond à la moitié des besoins allemands en matière d'armement, n'empêche pas le rapprochement en particulier avec Aérospatiale, comme nous le verrons plus loin. On peut citer, parmi les regroupements transnationaux importants, la reprise d'une partie des activités électroniques de Plessey (Grande-Bretagne) par Siemens (Allemagne), de FN Herstal (Belgique) par GIAT Industries (France), ou encore la création de Matra Marconi Space et évidemment celle d'Eurocopter.

La coopération entre Aérospatiale et DASA paraît être l'une des plus abouties en Europe aujourd'hui. Déjà associées au sein du consortium Euromissile, elles ont fusionné en 1992 leurs divisions Hélicoptères et se penchent désormais sur les autres domaines où un rapprochement est possible. La transformation d'Euromissile de GIE en joint-venture - c'est-à-dire la même procédure que pour Eurocopter - marquerait une volonté de s'unir définitivement, et paraît ne pas poser de problème majeur. La question des satellites est quant à elle plus discutée. En effet, ce domaine est sans doute l'un des plus porteurs du point de vue économique et stratégique, le marché étant potentiellement très important en Europe, laquelle ne dispose actuellement pour l'observation militaire que de l'Hélios 1 peu perfectionné et dépend presque entièrement de la bonne volonté des Américains pour obtenir des images de leurs satellites.

Les raisons des atermoiements sur ce rapprochement peuvent être classés en deux grandes catégories. L'une concerne les intérêts que l'on pourrait qualifier de privés, par exemple ceux des salariés de l'usine Aérospatiale de Cannes spécialisée dans les satellites qui refusent la privatisation de leur société, ou encore ceux de Pierre Lellouche qui, conseiller stratégique du président de la République Jacques Chirac et candidat aux élections municipales de la ville voisine de Nice, s'opposait à ce rapprochement « qu'il ne voit pas la nécessité de boucler rapidement » (122). Il existe d'autre part des problèmes d'intérêt national, le gouvernement français étant très réticent quant au transfert à Munich du siège de l'hypothétique nouvelle structure, qui donnerait ainsi un avantage à l'Allemagne sur ce secteur-clé, en échange d'ailleurs d'une reconnaissance de la primauté française dans le domaine des missiles. Cependant, ces conflits sont, espérons-le, les derniers soubresauts d'un nationalisme industriel qui ne peut plus être : les prochains satellites seront européens ou américains, mais dans aucun cas français ou allemands.

Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que se repose en d'autres termes la question des « champions nationaux ». En effet, Matra, qui jusque-là s'était plutôt penché sur une possible entente avec Alcatel-Espace et les britanniques GEC-Marconi et British Aerospace sur les satellites, a tout à coup, face à cette coopération franco-allemande annoncée dans ce domaine, allumé un contre-feu et suggéré de « rassembler les forces franco-françaises » (123) en proposant de racheter les activités satellites d'Aérospatiale et de s'allier lui-même avec DASA. L'intérêt de regrouper les actifs français ne paraît pas évident, et semble surtout refléter l'opinion de Matra selon laquelle le marché du futur satellite d'observation radar franco-allemand Osiris a plus de chances d'être gagné par une alliance franco-allemande que franco-britannique. Au contraire, si le marché espéré avait été paneuropéen, c'est-à-dire rassemblant les principales puissances militaires de l'Union, la présence en concurrence de deux consortiums, dont chacun aurait eu en son sein une entreprise française, aurait permis à la France d'avoir automatiquement des retombées importantes du contrat. Cependant, ce type de scénario est pour l'instant encore assez peu vraisemblable.

Les alliances transnationales de plus en plus fréquentes peuvent conduire à des situations totalement nouvelles : pour le cas d'Aérospatiale (124), la mise en commun des activités de commercialisation des avions au sein du GIE Airbus industrie avait évidemment entraîné la perte de toute relation entre Aérospatiale et son ancienne clientèle de compagnies aériennes. La généralisation de ce genre de pratique étendu à l'ensemble du processus, depuis la R&D jusqu'à la vente, comme cela se fait actuellement pour Eurocopter, peut provoquer la perte par Aérospatiale, comme par toutes les entreprises dans le même cas, de toute fonction autre que celle de holding possédant un certain nombre de filiales communes avec d'autres groupes.

La question se complique avec la présence sur le sol européen d'entreprises publiques, qui connaissent généralement des problèmes de capitalisation et des réticences de la part des partenaires étrangers - en particulier allemands et britanniques - qui les handicapent gravement lorsqu'il s'agit de conclure des alliances. Ainsi, la sous-capitalisation d'Aérospatiale - 10 milliards de francs, soit le double de ses fonds propres actuels, d'après Louis Gallois, son président (125) - empêche la privatisation de l'entreprise qui permettrait l'accélération de sa politique d'alliances. En effet, si les sociétés étrangères hésitent à s'unir avec des entreprises publiques, c'est en particulier du fait de leur impossibilité de s'appuyer sur un groupe financier puissant, comme le fait par exemple MBB avec Daimler Benz.

Au contraire, non seulement l'Etat est généralement assez regardant quant au soutien qu'il peut apporter, surtout en ces moments de récession, mais de plus il n'en a pas toujours la possibilité, la Commission européenne gardant un oeil vigilant sur tout ce qui pourrait ressembler à une subvention déguisée ou à de la concurrence déloyale. Bien que l'article 223 du traité de Rome mette hors du champ communautaire les entreprises liées à la défense, rares sont celle qui n'ont pas une quelconque activité civile qui les y ramène. Les entreprises publiques sont donc doublement handicapées, et si cela ne les empêche pas de s'allier, nous l'avons vu avec Aérospatiale, ces rapprochements sont tout de même rendus plus difficiles. Une privatisation rapide n'est pas obligatoirement la solution, mais la cession d'une partie du capital au secteur privé paraît être un minimum, ou du moins le sera dans un avenir proche. Les Etats-Unis, par exemple, ont déjà interdit aux entreprises publiques étrangères de racheter des sociétés nationales.

Le marché est pour beaucoup dans cette redynamisation de l'Europe de l'armement; il n'attend plus les ordres de l'Etat mais propose de lui-même des rapprochements transnationaux, que les gouvernements peuvent difficilement refuser car il s'agit de la survie de cette industrie de défense. Les coopérations institutionnelles ont plus ou moins échoué car elles tentaient de maintenir le rôle directeur des Etats conformément à l'article 223 du traité de Rome; le marché a montré sa force en dépassant ce strict cadre national et en l'élargissant à l'Europe. Ce sont d'ailleurs ces mêmes forces du marché qui obligent les Etats à abandonner une attitude protectionniste qui n'est plus viable et dont le maintien condamnerait à terme l'industrie européenne d'armement.

b) L'Agence européenne : vers un marché unique de l'armement ?

Si le côté offre du marché s'organise petit à petit et tente d'offrir un front plus uni et moins marqué par les limites nationales, la demande, ou plutôt les demandes, essayent elles aussi de s'harmoniser afin de permettre aux entreprises de travailler avec plus de visibilité et, surtout, sur un marché plus large donc des séries plus longues et des économies d'échelle plus conséquentes.

La première tâche de l'Union est, bien évidemment, de mettre au diapason ses différentes règles nationales, en particulier les attributions des organismes chargés de l'armement dans les pays membres - acquisition, exportation, planification, mise en route des programmes d'armement - ainsi que les législations sur les brevets ou la fiscalité. L'harmonisation de la politique d'exportation allemande est en particulier nécessaire (126) : le deuxième alinéa de l'article 26 de la Loi fondamentale (127) et les lois afférentes interdisant la vente d'armements dans les zones à risques sont très astreignants pour les industries de défense allemandes, qui sont obligées de profiter des coopérations bilatérales pour avoir la possibilité d'exporter sur les marchés les plus porteurs comme le Moyen-Orient, ce qui introduit une discrimination à leur égard. Il est d'ailleurs rare de voir les Etats établir des obstacles à leurs propres industries.

De plus, au-delà de la mise en application des recommandations du GEIP quant à la publicité des intentions d'achat d'armements par les ministères de la Défense, l'idée d'une Agence européenne pour les armements (128), déjà ancienne, est revenue en grâce lors de la déclaration franco-allemande sur la construction de la défense européenne de l'automne 1991. L'idée principale est de supprimer les doubles emplois entre les agences nationales et de confier ces tâches à une structure communautaire. Citée dans le traité de Maastricht indiquant que « d'autres propositions seront étudiées plus avant, notamment une coopération renforcée en matière d'armement, en vue de créer une Agence européenne des armements » (129), celle-ci se heurte à la difficulté habituelle dans l'Union européenne lorsqu'il faut passer des discours aux actes, c'est-à-dire au problème du contenu de cette Agence, qui diffère selon chaque gouvernement.

En effet, si le remplacement total des agences nationales chargées des achats de matériels semble être le but ultime le plus rationnel, aucun Etat ne paraît prêt à renoncer ainsi à ses compétences dans ce domaine : « les DNA [directeurs nationaux des armements] reconnaissent que les conditions ne sont pas réunies pour la création d'une agence qui prendrait en charge la totalité des activités d'acquisition des pays membres du GAEO » (130). Les responsabilités de l'Agence seront donc de toute évidence assez minimes, car elles correspondront au plus petit commun dénominateur des membres de l'UEO. Ceci est d'ailleurs à mettre en parallèle avec la vacuité de la PESC. La création d'une Agence dotée d'une personnalité juridique et chargée de mettre en oeuvre une politique industrielle et technologique est irréaliste à court terme.

Il est probable que l'Agence européenne, freinée par les intérêts nationaux et les attitudes protectionnistes, devra se contenter pendant longtemps d'un rôle secondaire, l'Assemblée de l'UEO proposant entre autres (131) la gestion du programme EUCLID afin d'assouplir les procédures et donc de limiter les retards ou la gestion d'établissements communs de recherche et d'essais. La limitation de ces domaines et leur intérêt somme toute limité si l'on se réfère à l'objectif à atteindre qu'est la constitution d'un marché unique de l'armement conduisent à se demander si le multilatéralisme n'est pas un obstacle insurmontable à court et moyen terme. Ces faiblesses intrinsèques ont donné raison à Jacques Baumel, représentant français à l'Assemblée de l'UEO, qui y prédisait (132), en cas de retard dans la création d'une véritable Agence européenne, la mise sur pied d'une Agence franco-allemande.

Celle-ci, dont la fondation a été approuvée lors du sommet franco-allemand de mai 1994, est justifiée par le Corps européen dont les équipements doivent être standardisés, ce qui explique l'éventualité évoquée d'un élargissement aux Belges et aux Espagnols. Elle devrait rassembler une partie des bureaux de programmes existant pour assurer la gestion des contrats bilatéraux et, possédant une personnalité juridique, administrer des budgets et conclure des contrats. Ceci devrait permettre des économies et une efficacité accrue.

Au final, toutes ces questions posées par la fondation de l'Agence européenne pour l'armement sont centrées sur un problème récurrent depuis les années 50 : quelle doit être la position de l'Europe au sein de l'Alliance atlantique, c'est-à-dire, quelle autonomie l'Europe peut-elle et doit-elle prendre vis-à-vis des Etats-Unis ? La question des relations euro-américaines et celle de l'interventionnisme européen sont en effet cruciales pour comprendre les difficultés rencontrées par l'Europe de l'armement, dont les difficultés les plus récentes sont bien sûr les très médiatisés achats batave et britannique aux concurrents américains du Tigre.


(108) Pour l'article 223 et ses prolongements, voir Harald BAUER : « Institutional frameworks for integration of arms production in Western Europe » in Michael BRZOSKA & Peter LOCK : Restructuring of arms production in Western Europe, Oxford, 1992, 240 p.; Mark A. CHATTERJI : « The EC internal armaments market : a new aspect of the new security », Revue d'intégration européenne, vol. 15, n° 1, 1991, pp. 25-45; Agnès COURADES ALLEBECK : « The European Community : from the EC to the European Union » in Herbert WULF (dir.) : Arms Industry Limited, Oxford University Press, Oxford, 1993, 415 p.; Alain DELORME et al. : « Les industries de défense en Europe, le chemin de croix de la coopération » in Collectif : Quelle place pour quelle Europe ?, Fondation Nationale Entreprise et Performance, Paris, 1993, 339 p.; Trevor TAYLOR : « West European defence industrial issues for the 1990s », Defence Economics, vol. 4, 1993, pp. 113-121; Bertrand WARUSFEL : « Industrie d'armement et développement économique de l'Europe » in Bertrand WARUSFEL (dir.) : Industrie, technologie et défense, Documentation Française, Paris, 1993, 364 p. - Retour au texte

(109) voir annexe 10 - Retour au texte

(110) voir infra le problème des entreprises publiques et privées - Retour au texte

(111) Financial Times, 17 février 1992, p. 6 - Retour au texte

(112) Cité dans Agnès COURADES ALLEBECK : op. cit. (108), p. 48 - Retour au texte

(113) Guy COËME : « Le rôle du GEIP », Revue de l'OTAN, août 1991, pp. 15-20 - Retour au texte

(114) Sur les coopérations institutionnelles, depuis le CPA jusqu'à EUCLID, voir Harald BAUER : op. cit. (109); Martyn BITTLESTON : op. cit. (20); Jean-Paul CHAUVOT DE BEAUCHÊNE : « Le programme de recherche EUCLID », Défense nationale, 1991, p. 105-120; Dominique DELHAUTEUR : « La coopération européenne dans le domaine des équipements militaires : la relance du GEIP », Dossier Notes et documents GRIP, n° 159, juillet 1991, 40 p.; Dominique DELHAUTEUR : « Les activités du Conseil de l'UEO en matière de coopération dans le domaine des armements », Dossier Notes et documents GRIP, n° 160, août 1991; James Moray STEWART : « The European defence market, principles and policies », NATO's Sixteen Nations, décembre 1989-janvier 1990, pp. 19-21 - Retour au texte

(115) Cité dans Dominique DELHAUTEUR, « La coopération européenne dans le domaine des équipements militaires : la relance du GEIP », op. cit. (114) - Retour au texte

(116) Assemblée de l'UEO, Actes officiels : Projet de recommandation sur l'Agence européenne de l'armement, réponse au trente-neuvième rapport du Conseil, document 1419, quarantième session ordinaire, 19 mai 1994 - Retour au texte

(117) Bertrand WARUSFEL : op. cit. (108) - Retour au texte

(118) voir annexe 11 les différents Cepa et RTP - Retour au texte

(119) Discours d'Alain GOMEZ le 24 octobre 1990 cité dans « Thomson's Gomez calls for European defence market », NATO's Sixteen Nations, décembre 1990-janvier 1991, pp. 55-56 - Retour au texte

(120) Philippe ESCANDE : « Défense : les industriels européens condamnés à accélérer les alliances », Les Echos, 1° septembre 1994 - Retour au texte

(121) voir annexe 12 - Retour au texte

(122) « Satellites : Lellouche opposé à la fusion DASA-Aérospatiale », Les Echos, 8 juin 1995 - Retour au texte

(123) Noël FORGEARD, PDG de Matra-Défense-Espace, cité dans Jacques ISNARD : « L'axe aéronautique et spatial franco-allemand devrait se renforcer », Le Monde, 15 juin 1995 - Retour au texte

(124) voir annexe 12, ainsi que Bruno CLAVERIE : op. cit. (91), p. 165 - Retour au texte

(125) « Aérospatiale plaide pour une ouverture de son capital », Le Monde, 20 mai 1995 - Retour au texte

(126) Sur la politique d'exportation allemande, voir Bernd HUEBNER : « The importance of arms exports and armament cooperation for the West German defence industrial base » in David G. HAGLUND (dir.) : The defence industrial base and the West, Londres et New York, 1988, 288 p. - Retour au texte

(127) « Zur Kriegführung bestimmte Waffen dürfen nur mit Genehmigung der Bundesregierung hergestellt, befördert und in Verkehr gebracht werden. Das Nähere regelt ein Bundesgesetz. » - Retour au texte

(128) Sur l'AEA et l'Agence franco-allemande, voir Assemblée de l'UEO, Actes officiels : op. cit. (116); Pierre DE VESTEL : « Les marchés de défense en Europe, l'heure des politiques », Cahiers de Chaillot, à paraître; Jean-Yves NORMAND : « Coopération européenne - le pivot franco-allemand », L'Armement, n° 43, juillet-août 1994, pp. 36-41 - Retour au texte

(129) Traité sur l'Union européenne, Déclaration relative à l'Union de l'Europe Occidentale - Retour au texte

(130) Assemblée de l'UEO, Actes officiels : op. cit. (116), p. 164 - Retour au texte

(131) voir annexe 13 - Retour au texte

(132) Assemblée de l'UEO, Actes officiels : op. cit. (117), p. 68 - Retour au texte


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