Chapitre B : La question de la préférence européenne

Les précisions données ci-dessus sur la manière dont l'Europe organise son marché de l'armement peuvent paraître nous avoir éloigné du sujet principal qu'est le Tigre. Il n'en est rien : la compréhension de la difficulté de cet appareil à s'imposer en Europe, la « honte » néerlandaise - phénomène nouveau, bien que peu utile à court terme - d'avoir privilégié le concurrent américain, l'exemple que peut être pour l'industrie européenne d'armement la fusion des activités Hélicoptères de DASA et Aérospatiale pour former Eurocopter, toutes ces questions restent fondamentalement attachées en même temps à la tradition protectionniste entourant les entreprises de défense et perpétuée par le traité de Rome, et à la domination américaine en Europe depuis cinquante ans.

1) La coopération euro-américaine : intérêt économique mais difficultés politiques

a) Une coopération ancienne

La coopération en matière d'armement entre l'Europe et les Etats-Unis a débuté dès après la fin de la Seconde guerre mondiale. Elle eut d'abord pour but principal la reconstruction d'une industrie détruite par les bombardements intensifs d'usines, puis la protection contre la menace soviétique. En mai 1954, les Etats-Unis avaient envoyé pour plus de 15 milliards de dollars d'équipements militaire en Europe (133). La production européenne a cependant rapidement repris du terrain, devenant pour les Américains un concurrent sérieux, les exportations américaines étant divisées par cinq entre 1953 et 1962.

Les Etats-Unis durent alors utiliser deux principaux moyens pour maintenir leur suprématie sur le marché occidental : tout d'abord, les pressions politiques sur les alliés, la présence militaire américaine en Europe et les importantes dépenses de défense étant en quelque sorte remboursées par l'achat de matériel militaire américain qui, grâce à l'allongement des séries, revenait moins cher à l'U.S. Army. La deuxième solution consistait en une offre de coproduction euro-américaine. Il est important de faire la distinction entre coproduction et coopération telle que nous l'avons entendue jusque-là : la coproduction revient à assembler en Europe un matériel totalement conçu aux Etats-Unis; quelques transferts de technologie sont effectués, mais pas des plus modernes, les progrès techniques étant réservés pour le marché intérieur, afin de permettre à l'armée américaine de toujours conserver une supériorité technologique majeure.

La technique de la coproduction fut utilisée pour convaincre quatre pays européens - la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège - d'acheter le F-16 américain. Ils reçurent en échange certaines technologies, la construction de deux chaînes d'assemblage en Belgique et aux Pays-Bas ainsi que de nombreux contrats pour des équipementiers locaux. Les avantages pour ces pays européens furent importants, mais le furent encore plus pour les Américains, à un point tel que cette vente de F-16 est aujourd'hui appelée le « contrat du siècle ». En effet, il ne fut pas simplement question de vendre des avions à l'Europe, mais cela permit surtout à l'industrie américaine de diviser le marché européen en trois blocs, celui du F-16, le bloc italo-germano-britannique qui avait fabriqué le Tornado et les Français qui étaient restés autonomes, et donc d'affaiblir leurs concurrents principaux et de rester en position dominante sur le marché européen jusqu'à la génération suivante.

L'amendement présenté en 1985 par le sénateur américain Sam Nunn élargit la collaboration transatlantique en prévoyant des fonds du budget de la défense pour une coopération plus égale entre Européens et Américains. Il eut un certain succès et des projets furent proposés. Cependant, la fin de la guerre froide et les restrictions budgétaires virent l'annulation de la plupart.

b) Le risque d'un libre-échange transatlantique

Faut-il coopérer avec les Etats-Unis dans le domaine de l'armement (134) ? Le libre-échange entre les deux rives de l'Atlantique est-il possible ? Ces deux questions trouvent des réponses mitigées de la part des deux protagonistes, mais pour des raisons différentes.

Les Etats-Unis sont d'accord pour coopérer, pourvu que cela soit fait à leurs conditions. Cela s'est vu lors du refus d'autoriser le rachat de la firme LTV par le Français Thomson : la pénétration étrangère sur le marché ne peut être acceptée, sauf pour de rares importations lorsqu'un matériel équivalent n'existe pas localement. Ce fut le cas du système de communication RITA ou du missile anti-pistes Durandal. A part ces exceptions, les Etats-Unis mettent en oeuvre un protectionnisme total, puisque les coopérations interétatiques sont très peu fréquentes et généralement sous domination américaine. Ainsi, la part des avions européens dans la flotte militaire américaine est de 2 %, contre 35 % dans le sens inverse, les parts respectives pour les hélicoptères s'élevant à 1 et 40 % (135).

Du côté européen, la coopération ou le commerce avec les Etats-Unis ne sont pas a priori rejetés, comme en témoignent les nombreux achats de matériels américains. Cependant, cette politique d'entente euro-américaine n'est pas acceptée par tous. En effet, si elle convient aux petits pays ne possédant pas de base industrielle de défense solide et qui ont ainsi la possibilité de s'équiper à un prix plus faible que celui des équipements européens - le même but étant également recherché par la Grande-Bretagne avec sa politique de « best value for money », malgré son importante industrie militaire -, par contre, l'Allemagne et surtout la France, qui possèdent des entreprises dans le secteur, ne peuvent accepter une concurrence immédiate et sans limite, le résultat prévisible étant, nous l'avons déjà vu, sans conteste en faveur des Américains.

La coopération européenne en matière d'armement est donc une réponse à cette suprématie américaine, et il n'est pas étonnant que la France et l'Allemagne en soient les principaux animateurs. Les Etats-Unis ont plusieurs stratégies pour s'opposer à la constitution de concurrents sur les marchés extérieurs, et cette tendance à la collaboration intra-européenne est inquiétante pour eux, car elle les menace sur un marché qui, s'il n'est pas des plus porteurs aujourd'hui, reste riche et potentiellement intéressant.

La première stratégie américaine est l'élimination du concurrent par des pressions sur les gouvernements ou les industriels étrangers. Ainsi, les trois avions de combat qui pouvaient faire de l'ombre aux producteurs américains ont été tour à tour attaqués. Cette tactique a été mise en oeuvre avec succès au Japon, où une participation américaine de 40 % a été imposée à l'industrie locale pour le développement de son avion de combat FSX. De la même façon, le Lavi israélien a été abandonné. Par contre, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Espagne ont résisté à la proposition américaine de renoncer à l'EFA européen au profit d'une coproduction du Hornet 2000 (136). Bien que la part d'Eurocopter ne soit que de 16 % sur le marché des hélicoptères militaires, la même stratégie a été mise en oeuvre à l'égard du Tigre, que Washington souhaitait voir fusionner avec le Comanche de Boeing/Sikorsky (137). Elle n'a cependant pas abouti.

L'intérêt de cette manoeuvre est clair : si les Européens collaborent, ils abandonnent forcément une partie de la production aux Américains et perdent donc la technologie afférente, qu'ils ne pourraient pas retrouver facilement dans l'hypothèse où ils souhaiteraient se dégager de cette collaboration transatlantique. Or, comme le marché de l'U.S. Army est bien plus important que celui de l'ensemble des armées européennes, l'industriel américain peut dans le même temps construire un autre appareil et donc conserver toutes les technologies (138).

Une deuxième solution pour les Américains est la subordination de l'industrie concurrente, comme cela a été fait pour l'alliance dans le domaine des missiles qui, non seulement est défavorable aux industriels européens engagés qui ne reçoivent pas la technologie promise, mais empêche de plus la constitution d'un pôle européen encore plus puissant autour d'Euromissile. La proposition d'un « GATT de la Défense » par l'ambassadeur américain à l'OTAN en 1992 (139) relève également de cette stratégie globale de subordination : il est clair que l'ouverture des frontières signifierait la disparition rapide de l'industrie européenne de défense, qui est incapable, tant qu'un véritable marché unique ne se sera pas mis en place et n'aura pas produit ses effets sur l'offre et sur la demande, de lutter contre des groupes américains bien mieux armés.

Enfin, la question des variations monétaires est essentielle. En effet, les industries américaines profitent à plein de la baisse continue du dollar, puisque c'est leur monnaie nationale, alors que les Européens, qui ne possèdent qu'une partie de leurs approvisionnements dans une zone dollar, voient leurs prix exprimés en monnaie européenne augmenter sensiblement. Ainsi, Aérospatiale qui peut s'ajuster avec un dollar à 5,50 francs, n'a « pas de réponse avec un dollar à 5 francs » (140), explique Louis Gallois, son président. Une baisse du dollar permet donc à l'industrie américaine de diminuer ses prix à l'exportation sans en subir de désagrément. Le premier ministre néerlandais Wim Kok a d'ailleurs reconnu « que l'effet dollar a joué » (141) dans sa décision de privilégier l'Apache sur le Tigre.

2) La préférence européenne : une invention française ?

La faible taille des marchés de défense européens oblige les entreprises à exporter pour amortir leur production et donc à s'opposer généralement aux Américains qui convoitent les mêmes marchés. Les deux récentes déconvenues du Tigre à l'exportation ont fait voir que l'expression de « préférence européenne » ne recouvre de la part de certains que des paroles vides de sens concret.

a) Les faits : Tigre contre Apache

Si l'on reprend les deux marchés en question, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, on s'aperçoit que n'étaient finalement en concurrence que l'Apache et le Tigre d'Eurocopter, les autres présents, soit étaient trop anciens, comme le Cobra Venom, soit ne répondaient pas aux critères demandés par les ministères de la Défense.

Les avantages du Tigre sont connus, puisqu'il a déjà été question ici de nombre d'entre eux. Cet appareil de conception récente, développé à partir du milieu des années 80, incorpore toutes les techniques de dernière génération que l'on ne va pas énumérer une nouvelle fois (142), sûr pour l'équipage et dangereux pour l'ennemi.

Face à lui, l'Apache de McDonnell Douglas a été conçu au début des années 70; sa version améliorée (AH-64D) peut comporter un radar Longbow en tête de mât. Cependant, celui-ci est actif, contrairement à l'Osiris passif du Tigre, et peut donc être beaucoup plus facilement repéré. D'autre part, l'autodirecteur millimétrique du missile antichar Hellfire nécessite un accrochage en vol, ce qui augmente les risques de non-accrochage, d' « overkill » ou encore de tirs fratricides. Enfin, la capacité de tirer les seize missiles en salve donnée en exemple par McDonnell Douglas est plus que douteuse si l'ennemi a une certaine capacité anti-hélicoptères, étant donné que l'Apache doit généralement rester en vue de ses cibles jusqu'à leur destruction - sauf s'il est équipé de missiles Hellfire MMW.

L'Apache possède deux atouts principaux. Tout d'abord, il est combat proven, c'est-à-dire qu'il a déjà été testé en situation de combat - lors de la guerre du Golfe - et qu'il y a donné satisfaction. Au contraire, le Tigre n'est toujours pas produit en série, et n'a donc jamais pu être étudié lors d'un combat réel. La signature du MoU d'industrialisation, intervenue le 30 juin 1995, est arrivée trop tard pour convaincre les Britanniques et a d'ailleurs, comme nous l'avons vu, été annulée quelques semaines plus tard. Il est naturel que les armées préfèrent posséder des matériels dont on connaît déjà la valeur. Est-il pour autant meilleur de préférer, comme le dit le général Billard, « les infirmités de vieillesse aux maladies infantiles » (143) ?

L'autre atout de l'Apache, et sans doute son meilleur, est son origine américaine. C'est sur ce point-là que l'on voit le chemin que l'Europe a encore à parcourir, car on a l'impression, suivant le mot de Jean-François Bigay, d'assister à une véritable « préférence américaine ».

Pays-Bas et Grande-Bretagne avaient dès 1991 exprimé leurs besoins en hélicoptères de combat. Les Pays-Bas souhaitaient des hélicoptères pour sa nouvelle brigade aéromobile (144) qui pourrait s'insérer dans une force d'action rapide à créer en 1996, laquelle serait déployée en soutien aux opérations de l'OTAN, ou dans des opérations hors-zone sous le drapeau des Nations-Unies, de l'UEO, ou d'une coalition ad hoc comme dans le Golfe. Le ministère de la Défense cherchait donc des hélicoptères de reconnaissance et d'escorte pourvus d'armes air-sol et air-air, ainsi que des appareils antichar/appui-feu équipés de roquettes et de missiles antichar à longue portée. Le projet prévoyait de louer 20 engins en 1994 pour attendre l'achat d'un maximum de 40 engins en 1997-98. Les spécifications modernes - capacité tous climats et tous temps, vol de nuit, IFF - sont évidemment exigées (145).

Le ministère de la Défense de Grande-Bretagne avait quant à lui prévenu dès 1991 que son choix était l'Apache équipé du radar Longbow, c'est-à-dire le modèle identique à celui de l'armée américaine (146). Une mise en concurrence avait toutefois été organisée à partir de la fin 1992 pour une commande d'une centaine d'hélicoptères - fixée en 1993 à 91 (147) - capables de détruire les blindés les plus récents mais aussi d'être assez endurants pour les missions d'escorte de l'ONU (148). Les restrictions financières poussaient McDonnell à proposer une combinaison d'Apaches standard ou équipés de Longbow dans un rapport de 3 pour 2. La proposition franco-allemande consistait en un mélange de Tigres HAC et de Gerfauts HAP (149). Les spécifications techniques étaient à peu près les mêmes que celles des Hollandais; le ministère de la Défense avait de plus expliqué que le facteur principal de choix serait le prix, envisagé à environ deux milliards de livres.

McDonnell Douglas et Eurocopter s'étaient tous deux alliés en Grande-Bretagne avec un industriel local - Westland pour le premier, British Aerospace (BAe) pour le second - et s'étaient efforcés, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, de proposer l'offre la plus intéressante en terme de compensations industrielles. Le contrat entre McDonnell Douglas et l'Etat batave promet ainsi une compensation de 120 %, soit plus de 4,3 milliards de francs, avec une pénalité en cas de non-respect de cette clause de plus de 100 millions de francs. Pour le contrat britannique, Eurocopter avait promis une participation de 20 % à l'ensemble du programme Tigre à BAe, sans oublier le fait que la Grande-Bretagne participait déjà au programme Trigat pour un montant de 200 millions de livres et au moteur MTR 390 par l'intermédiaire de Rolls Royce. BAe avait estimé les emplois générés dans le pays en cas de choix du Tigre à 10.500, sans compter une augmentation du PIB de 12 milliards de livres. De son côté, le contrat proposé par McDonnell Douglas était habilement construit, puisque non conçu comme une importation : le ministère de la Défense britannique accordait le marché directement au seul réel hélicoptériste national - Westland, puisque BAe n'est pas spécialisé dans ce domaine - lequel signait un sous-contrat avec l'entreprise américaine. La production des 91 hélicoptères, intégrant le moteur MTR 322 également coproduit par Rolls Royce (150), était confiée à Westland et créait 5.500 emplois.

La victoire de l'Apache a principalement été le fait, à la fois en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, des milieux militaires - habitués depuis des décennies à travailler directement ou par l'intermédiaire de l'OTAN avec les Etats-Unis - face à ceux de l'industrie. On s'aperçoit en effet que, en particulier en Grande-Bretagne, l'offre industrielle européenne de compensation équivalait largement à celle des Américains. Le prix était également pratiquement comparable - 32 millions de dollars pour les deux concurrents aux Pays-Bas (151) -, l'équipement des Apache britanniques en radars Longbow entraînant la diminution du nombre de machines achetées de 91 à 67. Sans compter que l'achat de l'Apache met les industries britanniques dans une situation délicate vis-à-vis de leurs partenaires européens : même si Londres a investi 200 millions de livres dans le programme Trigat - sans pouvoir en retirer aucun intérêt militaire puisqu'il a été négligé au profit du Hellfire -, British Aerospace peut s'attendre à ce que les entreprises françaises et allemandes exercent des pressions pour rapatrier un maximum de technologie.

b) Le choix de l'Apache est-il une défaite pour l'Europe de l'armement ?

Dire que les choix hollandais et britannique en faveur de l'Apache américain au détriment du Tigre franco-allemand sont des victoires pour l'Europe serait certainement très surprenant. Cependant, la défaite n'est pas totale mais au contraire révélatrice à la fois des difficultés et des avancées de l'idée de « préférence européenne ».

C'est évidemment une grande déception pour Eurocopter qui laisse passer le « marché du siècle » pour les hélicoptères de combat, et perd ainsi une occasion de redresser des comptes déjà durement touchés par la crise du secteur civil. C'en est également une pour les responsables politiques des deux pays, qui s'étaient progressivement engagés dans la bataille : si Pierre Joxe, ministre de la Défense français, réclamait au salon du Bourget 1991 la préférence européenne, il se contentait de le faire dans l'abstrait. Au contraire aujourd'hui, comme le font depuis longtemps les présidents américains, le chef de l'Etat français intervient pour peser sur le choix de ses homologues étrangers (152).

Cependant, on peut avoir l'impression que l'idée de préférence européenne a fait son chemin dans les esprits. La gêne des gouvernements au moment de choisir l'Apache en est un excellent témoignage : retards en série pour la désignation du vainqueur sur le marché hollandais (153) - la décision du gouvernement, prévue le 16 décembre 1994, a été repoussée jusqu'au 7 avril de l'année suivante -; la « honte » dont parla le premier ministre Wim Kok, même si c'était pour la nier (154); peut-être même le souhait du gouvernement britannique de voir les Hollandais se décider les premiers pour l'Apache afin d'éviter de devoir porter la responsabilité du premier coup de canif à la préférence européenne (155).

Hollandais et Britanniques paraissent avoir fait le choix du passé, technologiquement d'abord parce que l'Apache est bien plus âgé que le Tigre et ne dispose pas des derniers raffinements de la technique, ou alors seulement sous forme d'ajouts, comme le radar Longbow, qui ne peuvent finalement que tenter de gommer certains des manques les plus criants sans jamais changer la base même du véhicule : la SER (Surface Equivalent Radar) de l'Apache, c'est-à-dire la facilité qu'ont les radars ennemis à le repérer, est beaucoup plus forte que celle du Tigre, et est très difficile à réduire.

Le choix du passé est surtout visible dans les raisons inavouées de l'achat de l'Apache, qui sont avant tout politiques. C'est, pour la Grande-Bretagne, une manière de tenter de renouer les « liens spéciaux » avec les Etats-Unis; pour les Pays-Bas, c'est, d'après l'ambassadeur hollandais à l'UEO (156), une manière de rémunérer la présence des soldats américains en Europe dans le plus pur style de la guerre froide. Il est intéressant de se rappeler que La Haye avait prétexté la « préférence européenne » en 1993 lors de l'achat du Cougar d'Eurocopter face au Black Hawk de Sikorsky - qui coûtait 15 % de plus, ceci expliquant sans doute l'attrait soudain des Néerlandais pour l'Europe (157) -; il avait alors été dit que « pour un scénario comme la Bosnie, il y a plus de probabilités que nous opérions aux côtés des forces françaises plutôt qu'américaines » (158).

Deux enseignements peuvent être tirés de cet épisode : tout d'abord que la Grande-Bretagne aurait eu d'autant plus de raisons de choisir le Tigre que sa partenaire au sein de la Force de Réaction Rapide en Bosnie-Herzégovine est la France, et qu'il serait utile que l'interopérabilité soit assurée pour les missions communes du futur; on peut ensuite s'apercevoir que, comme Tartufe, la foi en la préférence européenne est généralement proportionnelle à l'avantage financier qu'on en retire.

C'est vrai pour les Hollandais qui, dans ce cas, masquent des intérêts commerciaux sous une apparence de vertu, mais c'est aussi vrai de la France, dans le sens inverse : la préférence européenne, expliquait un officiel néerlandais, c'est la préférence française. Il faut voir, en effet, jusqu'où va la foi européenne de la France en matière d'armement, et si elle est prête à abandonner la douillette protection de l'article 223 et à ouvrir son marché à la concurrence des autres industries européennes. Rien n'est moins sûr.

La dernière question à se poser est celle du choix des futurs marchés accessibles au Tigre en Europe, c'est-à-dire principalement la Suède et l'Espagne. Ces deux pays se laisseront-ils influencer par la décision britannique et hollandaise ? Une réponse affirmative serait justifiée à la fois par le désir d'augmenter l'interopérabilité avec ces deux pays et par son appartenance à l'OTAN pour l'Espagne, par son adhésion récente et mitigée aux principes de l'Union européenne pour la Suède. Dans le sens contraire, l'Espagne aurait intérêt à se rapprocher des armements adoptés par la France avec qui elle cohabite au sein de l'Eurocorps, de l'Euroforce et de l'Euromarfor; la Suède, quant à elle, peut voir d'un bon oeil l'idée d'une préférence européenne qui permettrait à son industrie d'armement de développer ses marchés à l'exportation, à la fois en Europe et au dehors grâce à des programmes de coopération. L'Espagne avait fait part en 1991 son intention d'acheter des Tigres de préférence à l'Apache (159). Il lui reste, cinq ans après, à confirmer ce choix.


(133) Ethan Barnaby KAPSTEIN : The political economy of national security, University of South Carolina Press, Columbia, 1992, p. 164 - Retour au texte

(134) Pour les questions de coopération euro-américaine aujourd'hui, voir Stéphane AUSTRY et al. : L'Europe de l'armement, Ecole Nationale d'Administration, janvier 1993, 34 p.; Agnès COURADES ALLEBECK : op. cit. (108); Jean-Paul HEBERT : « Production d'armement », Notes et études documentaires, n° 5009-10, avril-mai 1995; Philippe ROGER : « Défense européenne ou libre-échange, il faut choisir », in Collectif : Défense : la France et l'Europe, Groupe X-Défense, Paris, juin 1995, pp. 61-71; Claude SERFATI : « Les industries européennes d'armement : le chemin de croix de la coopération », Notes et études documentaires, n° 4932-33, juillet-août 1991, pp. 81-100 - Retour au texte

(135) Source Commission des Communautés Européennes (1994) pour l'année 1992, cité dans Jean-Paul HEBERT, op. cit. (134) p. 64 - Retour au texte

(136) « Les Etats-Unis vont proposer à plusieurs pays européens la production conjointe d'un avion de combat du XXI° siècle », La Tribune de l'Expansion, 8 mars 1988 - Retour au texte

(137) Caleb BAKER : « Army seeks copter merger », Defense News, vol. 6, n° 41, 14 octobre 1991, p. 3 et 86 - Retour au texte

(138) C'est le même système qu'utilise Aérospatiale pour les hélicoptères, comme vu en annexe 8 - Retour au texte

(139) Agnès COURADES ALLEBECK : op. cit. (108) p. 202 - Retour au texte

(140) Martine LARONCHE : « Aérospatiale dénonce l'agressivité américaine », Le Monde, 23 mai 1995 - Retour au texte

(141) Jacques ISNARD : « Les Pays-Bas achèteront trente hélicoptères Apache américains », Le Monde, 9-10 avril 1995 - Retour au texte

(142) voir supra I A) 2) - Retour au texte

(143) Général A. BILLARD : Le Figaro, 11 juillet 1995 - Retour au texte

(144) Joris Janssen LOK : « Spoiled for choice », Jane's Defence Weekly, vol. 16, n° 22, 30 novembre 1991, p. 1067 - Retour au texte

(145) Ibid. - Retour au texte

(146) Paul BEAVER : « Longbow Apache is UK choice », Jane's Defence Weekly, vol. 15, n° 24, 16 juin 1991, p. 1016 - Retour au texte

(147) « Helicopter teams fear cut in procurement », Jane's Defence Weekly, vol. 20, n° 10, 4 septembre 1993, p. 6 - Retour au texte

(148) Charles BICKERS & Paul BEAVER : « Attack helicopters : turning talons to new talents », Jane's Defence Weekly, vol. 19, n° 20, 15 mai 1993, p. 19 - Retour au texte

(149) Paul BEAVER & John BOATMAN : « Attack helicopters : quest for a better predator », Jane's Defence Weekly, vol. 18, n° 21, 21 novembre 1992, p. 26 - Retour au texte

(150) « Le Tigre et l'Apache : ennemis jurés », Air & Cosmos, n° 1521, 2 juin 1995, p. 30 - Retour au texte

(151) Giovanni DE BRIGANTI : « Why the Dutch cabinet chose Apache », Rotor & Wing, juin 1995, pp. 52-54 - Retour au texte

(152) Jacques ISNARD : « La France presse l'Espagne de choisir un hélicoptère européen », Le Monde, 13 septembre 1995 - Retour au texte

(153) Joris Janssen LOK : « Dutch put back attack helicopter decision », Jane's Defence Weekly, vol. 23, n° 1, 7 janvier 1995, p. 11; « New delay for Dutch decision », Jane's Defence Weekly, vol. 23, n° 5, 4 février 1995, p. 2; Jacques ISNARD : op. cit. (141) - Retour au texte

(154) Germain CHAMBOST : « L'industrie aéronautique européenne : une gestation dans la douleur », Défense magazine, n° 15, mai-juin 1995, pp. 22-23 - Retour au texte

(155) Germain CHAMBOST : ibid.; « Tigre : les Britanniques », TTU, 19 avril 1995 - Retour au texte

(156) « Historique de la préférence européenne », De defensa & eurostratégie, vol. 10, n° 20, 10 juillet 1995, p. 4 - Retour au texte

(157) Ibid. - Retour au texte

(158) Joris Janssen LOK : « Cougar deal threatens Black Hawk buy », Jane's Defence Weekly, vol. 20, n° 7, 14 août 1993, p. 7 - Retour au texte

(159) « Spanish Tiger buy confirmed », International Defense Review, vol. 24, n° 8, 1° août 1991, p. 868 - Retour au texte


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