21 juin 2000

La raison pour laquelle je n'ai pas écrit lundi soir est que je n'étais vraiment pas de bonne humeur. J'avais l'intention de vous en parler en détail hier, après avoir pris un peu de recul.

J'avais aussi l'intention de vous parler d'un tas de petites choses, plus ou moins importantes ou intéressantes.

Mais il m'est arrivé quelque chose hier.

Je vous préviens d'avance: il se peut que mes propos soient un peu décousus, un peu incohérents, et que mon style littéraire ne soit pas à la hauteur de mes habitudes. Si c'est le cas, je m'en excuse d'avance. Mais j'ai une bonne raison; en ce moment même, l'écran de mon ordinateur m'apparaît un peu flou. Quand à mes doigts, ils se posent moins souvent que d'habitude sur les bonnes touches.

Voyez-vous, hier en fin d'après-midi, j'ai eu un accident.

Je vous raconte.

Hier matin, une merveilleusement belle journée s'annonçait. Comme je venais de remettre mon vélo en état en fin de semaine, je me suis dit que l'occasion était idéale pour l'inaugurer. J'ai donc enfourcher ma monture et je suis descendu au bureau, une randonnée d'une heure trente que j'ai apprécié autant que toutes les autres fois où j'ai fait la même chose l'été passé. Ma journée au bureau, quand à elle, s'est déroulée sans incidents.

Consoeur est en vacance toute la semaine. Étrangement, ce n'est plus tout à fait la même chose d'aller travailler chaque matin...

Mais je m'égare.

En fin d'après-midi, cela faisait environs une demi-heure que j'étais sur le chemin du retour. Je descendais un boulevard, tout en surveillant une voiture dans une rue perpendiculaire qui s'avançait un peu trop dans ma voie. Quand celle-ci s'immobilisa enfin et que je m'étais assuré que son conducteur m'avait bien vu, mon regard se reporta à nouveau devant moi, et c'est alors que j'aperçu la voiture rouge qui arrivait en sens inverse de moi et qui, tournant à gauche, me coupait maintenant la route...

Ce qui se passa dans les secondes qui suivirent est difficile à décrire. Pourtant, à mon grand étonnement d'ailleurs de même qu'à celui des ambulanciers, je me rappelle de tout dans les moindres détails.

J'envisageai toutes les possibilités en une fraction de seconde: contourner par la droite ? suicidaire, le véhicule avançait dans cette direction. Freiner ? c'était déjà commencé, mes pneus glissaient déjà sur l'asphalte. Contourner par la gauche ? ma seule option, mais arrivait-il des véhicules dans la même direction que moi avec lesquels je risquais d'entrer en collision ? Trop tard, plus le temps, je risque le tout pour le tout. Avec le peu de contrôle que me permettaient encore mes pneus dérapant, je braque à gauche...

Bang !

Je frappe de plein fouet la roue arrière du véhicule rouge. Mon vélo reste sur place. Moi je continue par dessus le coffre arrière, je vois rouge, bleu, gris... puis je plane à quelques pieds au dessus du vide... Rebang !

Plus de mouvement, plus de chute... la poussière retombe.

Je suis couché sur le dos, la tête relevée, les pieds et les bras appuyés sur le sol, je regarde dans la direction opposée à l'accident. Je me sens sonné, mais lucide. Je reste immobile de longues secondes. Serait-ce trop beau pour être vrai ? Je suis relativement indemne, conscient.

Relèves-toi, maintenant Laqk, relèves-toi, ne reste pas ainsi étendu au milieu de la route, et si d'autres véhicules approchaient ? Essais de t'assoir au moins.

Mes jambes et mes bras refusent de bouger. Je ne les sens plus ! À leur place, des masses insensibles et engourdis. Mais ils sont là pourtant ! Je les vois, intacts, ils fonctionnent encore puisque qu'ils me retiennent surélevé au dessus de l'asphalte ! Bougez bras, bougez jambes ! Merde !

Soudain un déclic, une sensation, comme un flot fluide, part de mes épaules et de mes hanches et descend d'un seul coup dans mes membres, qui se regonflent soudainement de vie... Ma main bouge ! l'autre aussi ! Mon bras ! Mes muscles se cabrent, je me redresse, je suis assis ! Victoire !

Enlèves-toi de là au plus vite Laqk !

Je tourne la tête, elle me fait mal mais m'obéit, et je vois pour la première fois la scène de l'accident. Je vois la voiture rouge, arrêtée sur le bord du chemin. Je vois des silhouettes humaines partout, certaines immobiles, d'autres s'avancent vers moi. Je vois une autre voiture immobilisée juste derrière moi, qui me fait écran au trafic. Son conducteur dirige la circulation. Soudain une voix humaine me fait retourner la tête.

Quelqu'un est accroupi à mes côtés. "Ça va ? pas blessé ?" me demande-t-il. Ma réponse automatique est "Oui ça va, je ne crois pas être blessé...". Ma voix est relativement ferme et intelligible... je me surprend moi-même. Et je rajoute "Un peu sonné, mais je pense que je suis correct". Machinalement je commence à inspecter mon corps. Sur ma main gauche trône une grosse prune qui gonfle à vue d'oeil. Même chose sur ma cuisse droite, juste au dessus de mon genoux. Quand à ma cuisse elle-même... qu'est-ce que c'est que ces taches de sang ? Elles n'étaient pas là tantôt ! Et qu'est-ce que cette sensation d'humidité qui me coule dans le dos ?

Le monde commence à s'attrouper autour de moi. Un homme arrive avec une trousse de premier soin, de laquelle il sort une gaze stérile qu'il applique immédiatement sur le derrière de ma tête. "Méchante coupure que t'as là !", me dit-il. Et il ajoute: "On va t'ôter du milieu de la rue. Penses-tu que tu peux marcher ?". "Ça devrait, oui" que je lui répond. Lui et un autre homme me prenne chacun par un bras. Je commande à mes jambes de se cabrer, non sans une certaine inquiétude... mais elles m'obéissent immédiatement, je me redresse, je suis debout ! Bon sang, c'est haut ! La tête me tourne, mais à peine. Je marche vers le trottoir, tout vas bien.

Je me dis intérieurement "Finalement, tu t'en tires pas trop mal Laqk !", non sans un certain soulagement. Je veux rester debout, mais on me force à me rassoir. Je n'ai pas le goût de contredire personne, j'acquiesce. Je tiens maintenant de ma main droite le tampon de gaze contre ma tête. Autour de moi les gens jasent, discutent, on appelle la police, puis une ambulance. Une ambulance ? Voyons, quand même, ça va, je vous jure ! Je veux protester, mais cette fois, mes lèvres refusent de m'obéir et je reste muet.

Un policier arrive à côté de moi. Il me bombarde de questions: Ça va ? Quel est votre nom ? Vous avez quel âge ? Quelle année sommes-nous ? etc. etc. Cette fois ma langue se délie et je répond sans erreurs à son interrogatoire. Est-ce que j'ai un "A" monsieur l'agent ?

Il m'amène m'assoir en arrière de sa voiture de police. "Mais je pisse le sang monsieur l'agent, je vais tout cochonner votre banc arrière !". "Occupez-vous pas de ça monsieur" me rétorque-t-il. Alors que je suis assis dans le véhicule, toute sorte de personnes viennent me voir (car je voulais que la portière reste ouverte). Ces visages me regardent, m'examinent. J'aurais cru que ma première réaction aurait été de me dire "hey, je ne suis pas un animal de cirque !". Mais dans leurs yeux je ne lis pas que de la curiosité, j'y vois aussi de l'inquiétude, une sincère préoccupation pour mon bien-être. Certains me questionnent, me demandent comment je vais, si je suis ok, etc. etc. Je leur répond de façon rassurante.

Soudain, la silhouette d'un gros homme dans la cinquantaine se découpe dans l'entrebâillement de la portière. Le désarrois se lit dans son regard, de même que dans celui de la dame qui se tient à ses côtés, sa femme sans doute, que je reconnais immédiatement comme la passagère de la voiture rouge qui m'a coupé la voie.

Ça vas ? me dit-il d'une voix hésitante. Vous allez bien ? Je ne l'ai pas fait exprès, je vous jure que je ne vous ai pas vu...

C'est donc lui...

Je vois tant de détresse dans son regard... tant d'expression, je pensais que ça n'existait que dans les films de De Niro ou d'autres acteurs de cette trempe...

Je reste immobile de longues secondes à le regarder, ma main tenant toujours mon pansement sur ma tête... Je ne sais que penser, je suis muet. Comment devrais-je réagir ? Que devrais-je lui dire ? Au fond de moi, en le regardant ainsi, immobile, piteux, je ne ressens aucun rage, aucune colère, aucun ressentiment.

Nous souffrons tous les deux déjà assez. Je ne veux pas en rajouter plus, je ne veux plus...

À cette pensée, spontanément, sans effort, j'esquisse un sourire. 

"Ça va aller monsieur, je ne vous en veux pas, ce sont des choses qui arrivent."

Il me regarde encore. Je lis un certain soulagement dans son regard, mais qui n'efface pas complètement son angoisse. Maladroitement, il répond à mon sourire.

Un autre homme l'écarte, c'est l'ambulancier. On me bombarde de question, on me dit de ne plus bouger la tête, on me met un collier cervical. En quelques secondes je suis couché sur une civière, on me bande la tête, on m'immobilise avec des courroies. Juste avant de m'embarquer dans l'ambulance, l'homme qui conduisait la voiture rouge se tient à côté de moi, il me regarde, me répète encore ses excuses... Automatiquement, je tend ma main, je serre la sienne et je le regarde avec un sourire, sans dire mot.

Le trajet en ambulance ne dure pas longtemps. L'ambulancier jase avec moi, s'interrompant à intervalle régulier pour me poser les questions classiques sur mon nom, mon âge, l'année où nous sommes, où j'ai mal, et prendre mes signes vitaux: pouls, pression, petite lumière dans les yeux pour voir si mes pupilles réagissent.

Merde je suis tanné d'écrire. La tête me tourne, ma vue s'embrouille et ma main me fait mal. Mais je ne veux pas arrêter. C'est important pour moi. Je dois continuer.

Arrivée à l'urgence. Toujours prisonnier de ma civière, ma tête me fait mal. Ma blessure s'appuie directement sur la planche rigide sur laquelle je suis couché. Lorsqu'on me roule dans les couloirs, je vois défiler le plafond et les lumières d'hôpital, comme dans les films. Quelques minutes plus tard, une (très jolie) médecin résidante se présente à moi et l'interrogatoire recommence. Insignifiant comme je suis, j'essaye d'alléger l'atmosphère avec quelques plaisanteries qui tombent à plat. Tout au plus, je réussis à lui extirper un sourire poli et un regard condescendant. Elle m'ausculte, elle me taponne, elle m'examine, elle essaie de séparer chacun de mes os les uns des autres.

Environs quinze minutes plus tard (j'avais encore ma montre au poignet) on me roule en radiologie. Là on défait les sangles, on m'enlève mon collier cervical et je peux enfin marcher ! On me bombarde de rayons X: radiographie du cou, des mains. On me remet le collier infernal et on me retourne en salle d'urgence. Encore une demi-heure et je vois arriver ma petite médecin. Bonne nouvelles: aucune fracture nulle part, on me libère définitivement de mon collier cervical et je peux enfin m'assoir ! La tête me tourne, mais je m'en fout ! Quelle délivrance ! Je marche lentement (merde, je ne savais pas que j'étais blessé là, et là, et là non plus...) jusqu'à la salle de chirurgie mineure où on nettoie ma blessure à la tête et on me fait des points de suture.

Diagnostique complet ?

Légère commotion cérébrale, traumatisme labyrinthique (d'où les étourdissements dès que je bouge la tête trop brusquement), entorse au pouce et au poignet droit (et bien oui, et je ne pensais même pas que j'étais blessé à cette main, mais ce matin je m'en suis très bien rendu compte...) et de multiples coupures, abrasions et contusions trop nombreuses pour les compter. Mes deux mains sont bleues (même si ma main gauche était complètement désenflée ce matin et fonctionne parfaitement), je boite comme un éclopé (mon genou droit), et plus généralement, j'ai mal à peu près partout, sauf à ma jambe gauche qui s'en est miraculeusement tirée indemne.

Apparemment, elle n'est pas la seule.

Tous les intervenants qui ont travaillé sur moi durant cette expérience m'ont répété que j'avais été extrêmement chanceux de ne pas être blessé plus grièvement, surtout pour un cycliste qui ne portait pas de casque (et oui, je roule "avec pas de casque" comme dirait un joueur de hockey). Lorsque j'étais couché sur ma civière en traumatologie, j'entendais deux médecins discuter d'un autre cas de cycliste frappé par une voiture qui était apparemment arrivé quelques minutes avant moi. À les entendre, son cas semblait significativement plus grave que le mien. J'en ai discuté avec la femme médecin qui me faisait mes points de suture, et elle m'a confié que comparé à lui, j'avais été extrêmement chanceux car dans son cas, ils seraient très probablement obligés de lui amputer une jambe...

On m'a finalement laissé partir, après m'avoir fait promettre de m'acheter un casque de vélo. J'ai appelé Copine qui est venue me chercher à l'hôpital. Elle m'a raccompagné ici et est restée à coucher, elle ne voulait pas me laisser seul.

Copine m'aime vraiment beaucoup. Elle m'aime comme un ami, comme un frère. Je me sens mal de ne pas lui donner autant d'amour qu'elle m'en donne. Elle est tellement gentille, Copine.

Je n'ai pas passé une très bonne nuit, comme vous vous en doutez sans doute. Je ne pouvais pas dormir sur le dos, ce qui est ma position préférée, à cause de ma tête. Et puis chaque mouvement que je faisais dans mon lit me rappelait cruellement telle ou telle contusion ou entorse. De plus, l'anesthésie locale s'étant estompée, mon cuir chevelu me faisait mal. Copine est partie tôt ce matin, mais n'ayant pas très bien dormi elle non plus, elle a pris son après-midi de congé et est revenue me voir en début d'après-midi et en a profité pour me rapporter mon vélo qu'elle est allée chercher au poste de police. Finalement, il est moins endommagé que je pensais. Ma roue est fausse, mon guidon n'est plus dans l'axe, mais tout le reste est intact.

Cet après-midi je me sens déjà mieux. Mon genoux me fait déjà moins souffrir, je n'ai qu'un très léger mal de tête, et je me sens un peu, comment dire, "buzzé", comme quand on se remet d'une brosse. C'est incroyable à quel point mon corps récupère vite. Les blessures physiques vont bien vite disparaître sans laisser de séquelles.

En ce qui a trait au conséquences psychologiques, je crois qu'il est trop tôt pour se prononcer. Je crois que je ne réalise pas encore tout à fait ce qui m'est arrivé. Comme je l'ai dit au début de cette page, je me rappelle de tout dans les moindres détails. L'ambulancier m'a dit que c'était très bon signe et que j'avais été très chanceux.

Mais moi, j'aurais peut-être eu envie de les oublier, les détails.

La médecin qui m'a soigné, de même que l'interne et le préposé au bénéficiaires m'ont tous dit aussi que j'avais été extrêmement chanceux.

C'est vrai que j'ai été très chanceux. J'aurais pu y laisser ma peau. J'aurais vraiment pu y laisser ma peau.

Merde merde merde merde merde merde merde. Bon ! Voilà que je braille comme un bébé !

Je suis vraiment heureux d'être en vie et en un morceaux ! Au risque de paraître cliché, je crois que dans les prochains jours je vais remettre plein de choses en perspective dans ma vie.

Consoeur aussi va à l'occasion travailler en vélo et elle non plus ne porte pas de casque. Je me demande comment elle va réagir en lui contant mon histoire la semaine prochaine...

Drôle de façon de commencer l'été.

Je vous laisse. Je suis épuisé... physiquement, émotionnellement épuisé. Et ma main est enflée, elle ne veut plus rien savoir.


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