2 juillet 2001

J'ai encore dû aller travailler aujourd'hui. Quelques heures ce matin, et une petite demi-heure ce soir. Quand à mon après-midi, je l'ai passé chez moi, seul, à m'ennuyer. Mais j'ai au moins pu profiter pleinement du magnifique soleil. Le fond de l'air était un peu frais, mais à l'abris du vent j'étais très confortable, assez même pour me baigner à quelques reprises. Et puis mon terrain regorge de petites fraisettes dont je me suis gavé avidement. Elles sont particulièrement savoureuses cette année.

Une partie de la route que j'emprunte pour aller en ville accuse une courbe assez prononcée dans une descente. En passant par là ce soir, j'y ai remarqué de longues traces de freinage qui quittaient la route pour foncer directement dans le fossé qui est bordé par une haute paroi rocheuse. Pas besoin d'être devin pour comprendre ce qui s'est passé là. Je me rappelle m'être dit: "Lui, il a dû se faire très mal".

C'est en reprenant la route, en quittant le bureau, que j'ai entendu Sa voix; Elle m'appelait. Je ne pouvais ni ne voulait décliner Son invitation. J'ai donc pris l'autre chemin, celui qui n'emprunte pas les autoroutes, celui qui ajoute quinze minutes à mon trajet sans que cela me dérange le moins du monde, celui qui m'amène près d'Elle.

La plus grande partie du trajet passe par des routes bordées de verdure et d'arbres. Ce soir plus que d'habitude, je pouvais sentir une sorte d'énergie, un fluide, un éther, appelez-ça comme vous voulez (pourquoi pas la Force, tiens !), qui émanait de toute cette vie, passait à travers cette cage de métal et de verre dans laquelle je voyageais comme si elle n'existait pas, et pénétrait en moi, jusqu'au plus profond de mon être. Juste au sortir d'une courbe, un petit renard roux traversa la route devant moi en trottinant.

Je vois beaucoup de petits animaux ces temps-ci. Chance ? Non. Mon amante m'aime et adore simplement me couvrir de cadeaux, m'offrir ce qu'elle a de plus beau et de plus merveilleux.

Mais Elle m'appelait toujours. Était-ce ici qu'Elle voulait que je m'arrête ? Non. Même si la route La longeait depuis plusieurs minutes déjà, Elle m'invitait à un endroit bien précis le long de son cours, un endroit que je connais bien parce que j'y suis allé souvent, pour m'y gaver de mûres entre autre.

Dès que je fus descendu de ma voiture, mes poumons s'emplirent de l'air frais et pur, alors que le clapotis de Ses eaux emplit mes oreilles. Un gentil couple, promenant leur chien, me saluèrent avec un sourire. Pendant un instant, j'ai envié leur bonheur. Mais je n'étais pas là pour ça.

Je descendis la pente douce qui menait à Sa rive et m'assis sur un rocher. Ses eaux vives étaient si douces, si apaisantes, si belles.

- Je suis là, dis-je.

-Je sais, me répondit-Elle. Regarde devant toi.

J'aperçus alors un insecte beige voletant doucement au dessus de l'eau. De toute évidence il s'agissait d'un éphémère. Je le vis soudain plonger vers la surface où il se posa. À peine une seconde plus tard, alors qu'il reprenait son envol, une petite truite jaillit hors de l'eau et le goba d'un seul trait.

Puis, un autre éphémère se posa sur l'eau, y resta une seconde à peine puis repris son vol, sain et sauf.

Et un autre.

Et un autre.

Oups ! Celui-là aussi s'est fait gobé.

Je levai alors les yeux au dessus de moi et je les vis. Ils étaient des dizaines, non, des centaines d'éphémères qui volaient au dessus de ma tête. Certains d'entre eux portaient au bout de leur abdomen une petite masse rouge qui contrastait très nettement avec leur couleur pâle. Je compris de quoi il s'agissait quand je vis l'un d'entre eux plonger vers la surface de l'eau très près de la rive, et reprendre aussitôt son envol, alors que la petite masse rouge, emportée par le courant, plongeait vers le fond et disparaissait sous un rocher.

C'était une grappe d'oeufs.

Ces petits insectes étaient en plein vol nuptial, abandonnant à Ses eaux l'avenir de leur espèce, et ce au péril de leur propre vie.

- Voilà ce que je voulais te montrer, me dit-Elle. C'est beau n'est-ce pas ?

- Oui, très beau, lui répondis-je, ému.

J'étais témoin de l'éternel cycle de la vie. De petits êtres, qui seront morts demain, déposant dans l'eau la semence de la prochaine génération, tout en servant de pitance aux truites ou aux quelques hirondelles qui, profitant de ce festin inespéré, en saisissaient quelques-uns au vol en passant et repassant en rase-motte au dessus de la surface. Certaines avaient fait leur nid sous le tablier du pont, et je pouvais bien voir les petits becs s'ouvrir en piaillant quand maman arrivait avec leur pitance.

Elle aussi préparait la prochaine génération.

Et il en est ainsi, année après année, pour toutes les espèces, qu'elles aient quatre, deux, ou pas de pattes, depuis des millions d'années.

La vie est belle. Ma vie est belle. Je veux quelqu'un avec qui la partager.


[jour précédent] [retour] [jour suivant]