13 juillet 2001

Je ne suis pas un Phoenix. Je suis un mutant.

Vous connaissez sûrement dans votre entourage une ou plusieurs personnes qui sont toujours béatement heureuses, et ce peu importe les tuiles qui leur tombe sur la tête, peu importe si la poisse s'acharne sur elles. Elles ne font pas semblant, elles ne jouent pas un rôle, elles sont comme ça. Elles sont nés avec les chromosomes à la bonne place, elles sont génétiquement privilégiés.

Qu'est-ce que tu nous chantes là Laqk ?! Il y aurait une sorte de gène du bonheur ?

Pas un seul gène, bien sûr, ce serait une outrageuse simplification de la question. Mais vous serez obligés d'admettre qu'il existe chez les humains des tempéraments qui sont plus enclins que d'autres à être heureux, des gens qui possèdent une facilité innée à s'émerveiller devant les petites choses du quotidien et dont la tendance naturelle est de voir les choses de façon positive. Elles sont comme un bouchon de liège, qu'une tourmente particulièrement intense peu parvenir à entraîner temporairement dans des profondeurs insondables, mais auquel une seule seconde d'inattention peut suffire pour glisser hors de la poigne du destin et remonter irrémédiablement à la surface. D'ailleurs, ces personnes sont prisonnières d'un cercle vicieux dont elles n'essaieront jamais de sortir. Plus elles sont aimables, et plus elles sont entourées de personnes qui les aiment, et plus elles se sentent aimées, plus elles sont aimables...

Bien sûr, je ne vous apprendrai rien en vous disant que je ne fais pas parti de cette catégorie de personnes.

Pour les gens comme moi, le bonheur est toujours possible bien sûr, mais seulement au prix d'un effort continuel, d'une discipline de l'esprit constante et inflexible. Pour continuer avec l'analogie du bouchon de liège, je serais plutôt une brique. Enfin non, j'exagère. Disons simplement que je peux réussir à me maintenir à la surface comme tous ces bouchons de lièges, mais seulement au prix d'un effort de natation constant et sans répit.

Le problème c'est qu'en nageant, on se fatigue.

Et puis il y a des jours où on aurait envie de se reposer nous aussi, de faire la planche en quelque sorte.

Mais non. Si on essaie ça, on coule.

Pour les gens comme moi, le bonheur requiert une vigilance de tous les instants. Et lorsque notre discipline se relâche un peu, le spleen n'est pas loin derrière...

Dans ma jeune vingtaine je fréquentais deux femmes, deux soeurs. Même taille, même poids. Elles étaient inséparables, partageaient les mêmes goûts, les mêmes activités, les mêmes sports. L'une d'entre elle mangeait comme une cochonne et restait mince. L'autre, quand à elle, était continuellement au régime. La nourriture pour elle était une préoccupation constante, elle ne pouvait jamais baisser sa garde, se permettre la moindre petite incartade à son régime draconien. Son seul péché ? Elle tenait de sa mère, qui avait toujours été grosse. Sa soeur, quand à elle, tenait de son père qui, même à cinquante-cinq ans, ne montrait même pas l'ombre du début du commencement d'une bedaine.

Même principe.

Je viens de passer une journée épuisante. J'avais deux concours à passer afin d'obtenir une promotion que je convoite depuis longtemps. Nous étions cinq dans la salle d'examen à passer ces concours. J'ai littéralement volé à travers celui de ce matin. Mais l'autre fut beaucoup plus pénible. Je ne fus pas le seul à en souffrir d'ailleurs. Je sentais nettement l'exaspération et le découragement dans les soupirs de dépit de mes collègues. Bref, je ne suis pas particulièrement fier de moi, et je suis même un tantinet inquiet quand à mes chances de réussites sur ce concours. Je n'ai pas l'habitude d'être inquiet sur le plan professionnel. Ça me déstabilise, ça m'épuise. Et le pire c'est que je n'en connaîtrai pas les résultats avant le milieu du mois d'août.

Alors inutile de vous dire que j'ai une boule dans la gorge et que je ne file pas particulièrement bien. Et contrairement à la majorité d'entre vous, je n'ai personne pour m'écouter et me consoler, aucuns bras au creux desquels me blottir.

Je suis seul. Seul dans ma maison, dans ma cage dorée. Ce soir je me coucherai seul, dans des draps froids. Comme je le fais à toutes les nuits depuis des dizaines d'années.

J'essayais de faire comprendre cela à une de mes collègues de travail ce midi. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi j'hésitais tant à prendre la semaine prochaine de vacance, alors que j'ai tellement de jours de congés accumulés que je ne sais plus quoi en faire.

Prendre des vacances ? Mais pour faire quoi, bordel de merde ? Partir ? Partir seul à des endroits où personne ne m'attend ? Voir des choses magnifiques peut-être, mais qui me resteront au fond de la gorge faute de pouvoir les partager avec quelqu'un ? Ou rester ici, à faire toutes ces choses plates, à m'acquitter de toutes ces responsabilités qui me puent au nez ?

Vacances ? Yeah, right...

Ce que j'essayais de faire comprendre à ma collègue, c'est que dans la société dans laquelle nous vivons, si nous ne sommes pas engagés dans une relation de couple dans un cadre amoureux tout à fait conforme, et bien nous ne pouvons tout simplement pas être le premier choix de quelqu'un. Dans mon cas par exemple, peu importe l'ampleur de mon cercle d'amis, je ne serai jamais mieux qu'un deuxième choix.

Les gens en couple ne se posent pas de question. Lorsqu'ils veulent faire une quelconque activité, une bouffe au resto, une soirée au cinéma ou simplement une ballade en ville, ils invitent tout naturellement leur conjoint d'abord, sauf exception. Il va de soi que c'est avec leur conjoint qu'ils planifient leurs vacances, leurs voyages.

Moi, quand on me propose une activité, c'est toujours quand on a essayé de la proposer à quelqu'un d'autre et qu'on a essuyé un refus. Lorsque Copine me propose une randonnée, c'est toujours lorsqu'elle n'a pas trouvé de partenaire d'escalade cette fin de semaine là ou qu'elle n'a pas d'autres tâches de prévues, d'autres personnes à visiter. Lorsque Lolita m'invite à aller prendre un verre en ville, c'est seulement si elle ne peut voir Copine ou Salma. Lorsque Nikita me demande de passer l'après-midi avec elle au soleil, c'est seulement lorsque son chum travaille et qu'elle ne reçoit pas la visite de sa belle-soeur.

Peu importe la grandeur de mon cercle d'amis, peu importe le nombre de personnes qui constituera mon entourage, je ne pourrai jamais espérer être mieux que le deuxième choix à leurs yeux.

S'il y en a parmi vous qui vivent leur célibat différemment, j'aimerais bien avoir de vos nouvelles.

Ce que j'ai oublié de vous mentionner, c'est que si j'échoue à ce concours que j'ai passé aujourd'hui, non seulement je n'aurai pas ma promotion, mais je risque de perdre le poste que j'occupe depuis seize ans et dont je m'acquitte parfaitement depuis tout ce temps. Et oui, les règles d'emploi du gouvernement sont stupides à ce point. Je connaissais les risques en commençant les démarches. Mais je dirai pour ma défense que je n'ai appris que cette semaine que le concours se tiendrait aujourd'hui, ce qui ne m'a laissé que quelques jours à peine pour m'y préparer.

Si j'avais réussi cet examen avec brio, il est fort probable que le ton de mon billet d'aujourd'hui aurait été tout autre. Mais là, je stresse et ça m'écoeure. Je risque de perdre la seule chose dans laquelle je m'épanouissais pleinement, la seule chose pour laquelle je me sens quotidiennement apprécié à ma juste valeur, le seul domaine de ma vie par lequel je peux connaître le plaisir d'une confiance en soi absolue.

Je me sens comme si le sol se dérobait sous mes pieds. J'ai souvent lu cette comparaison dans la littérature, mais ce n'est qu'aujourd'hui que j'en saisis pleinement la signification.

Je ne sais pas si je dois pleurer ou hurler de rage.


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