10 juin 2001

Une marche.

Une marche pour oublier l'instant présent. Pour oublier mon ennui, mon isolement. Le fond de l'air est frais, mais aucune brise ne me fait frissonner. Je marche. Je vais aller de l'autre côté du lac, sur les quelques dizaines de mètres de rive aménagée, face à l'ouest, là ou le soleil brille encore.

Dans une cour, deux enfants jouent au ballon.

Souvenir.

Souvenir de mon enfance à jouer avec mes amis dans la cour familiale. Souvenir de cet ami, mon premier ami, avec qui j'ai passé toute ma jeunesse, avec qui j'ai organisé des épreuves sportives auxquelles participaient tous les enfants du quartier. Nous avions même pris la peine de faire des petites médailles en carton, or, argent et bronze, au crayon de couleur, et ce pour chaque discipline.

Voilà dix-sept ans que je n'ai plus revu cet ami. Je ne saurais même plus comment le retrouver. Il m'a même fallu plusieurs minutes pour me rappeler son prénom. Et pourtant, il a le même prénom que moi.

Derrière cette autre maison, une piscine. Le filtreur aspire de l'air parce que le niveau de l'eau est trop bas.

Souvenir.

Souvenir de la piscine familiale, où nous passions des après-midi entiers à patauger, par les plus chaudes journées d'été.

La maison familiale est vendue depuis huit ans. Vendu à des salauds qui ont traîné mes parents en justice pour des supposés vices cachés. Mes parents ont d'ailleurs gagné leur cause, mais non sans que mon père dusse se rendre à l'hôpital dès sa sortie du palais de justice pour des problèmes cardiaques, à cause du stress de toute la préparation au procès.

Depuis le jour ou nous avons mis pour la dernière fois la clé dans la porte de la maison familiale, je ne suis plus jamais repassé dans la rue de mon enfance.

J'arrive sur le bord du lac. Je marche dans l'herbe, je m'assoie sur la rive. Je suis seul, malgré cette magnifique soirée. À côté de moi, un masque de plongée traîne sur le sol, oublié par son propriétaire. C'est un masque d'enfant. Je le laisse sur place.

Souvenir.

Souvenir de ces étés passés au chalet d'un de mes oncles. Belles journées ensoleillées, passées à pêcher sur le bout du quai, à marcher dans le bois, à me baigner et à jouer à la cachette avec mon frère et mes cousins.

Le soleil, qui brille maintenant dans un ciel sans nuage, se joint à sa réflexion chatouillée par les ondulations de l'onde pour réchauffer mon visage et me faire plisser les yeux.

Les minutes passent. Mille sons parviennent à mes oreilles. La couleur de l'éclairage se réchauffe au fur et à mesure que les ombres s'allongent.

Un couple de martins pêcheurs passent au dessus du lac. Derrière moi, un carouge à épaulette et un étourneau se chamaillent dans un pin. Deux crapets-soleil s'approchent timidement de la rive et m'observent. Leurs couleurs sont splendides; ils n'ont rien à envier aux plus beaux poissons tropicaux. Ils détalent en soulevant un petit nuage de vase quand je lève brusquement le bras pour chasser un moustique qui m'importune.

En face de moi, six petits canetons parcourent les berges de l'îlot avec de petits pépiements, explorant ce nouveau monde dans lequel ils viennent d'être parachuté il y a quelques jours à peine, le tout sous l'oeil attentif de maman. Papa lui, plus ou moins indifférent, suit le petit groupe de loin. Un nuage de petits moucherons volent juste derrière ma tête. Ils ne cherchent pas à me piquer. Ils auront la vie sauve.

Sur le chemin du retour, le fond de l'air se rafraîchit. Je ne peux plus que deviner le soleil à travers les arbres. Sur un balcon, un homme parle avec son gendre, une bière à la main. À côté de moi une homme sort de chez lui pour s'asseoir au soleil sur sa galerie. Il parle sur son cellulaire avec je ne sais qui. Je croise dans la rue un couple dans la cinquantaine, aux cheveux d'argent. Ils me disent bonsoir et m'offrent un beau sourire, même s'ils ne me connaissent pas, même s'ils me voient pour la première fois. Je pourrais partir avec ma voiture, m'arrêter n'importe où, marcher dans n'importe quel quartier par une soirée semblable, et les gens du coin qui me croiseraient dans la rue me salueraient de la même façon, sans même se demander si je suis du quartier ou non.

Dans un fossé poussent de petites fleurs magnifiques. Elles ont cinq pétales, elles sont soi bleu, soi blanches, et leur coeur est blanc ou jaune. Elles mesurent à peine cinq millimètres de diamètre. Peut-être l'ambassadrice des fleurs pourrait-elle me dire leur nom.

Je n'ai plus de frère, plus de cousins, plus d'amis.

Je suis un arbre sans racine, un homme sans enfance. Elle est morte de négligence, victime de ma propre indifférence. J'ai moi-même tressé la corde au bout de laquelle je suis en train de suffoquer, lentement.


[jour précédent] [retour] [jour suivant]