22 mai 2001

Ce soir les mots sont têtus. Ils me restent au bout des doigts. Ils sont réticents à franchir la distance qui les sépare de mon clavier. Mais je réussis à les y contraindre à force de persévérance et de persuasion, même si plusieurs minutes s'écoulent entre chaque phrase.

Parlons-en des mots, tiens.

J'ai réalisé ce soir qu'il y avait deux sortes de diaristes. Bon, en fait, je sais qu'il y en a beaucoup plus que ça. Mais au risque de tomber dans le piège de la catégorisation et de la sur-simplification, je m'avancerai quand même à dire qu'on peut généralement classer les diaristes dans l'une des deux catégories suivantes:

La première comprend les diaristes pour lesquels les mots sont un outil, un médium par lequel atteindre différents objectifs: communiquer, échanger, concrétiser des idées ou des rêves, s'introspecter. Ils peuvent avoir une préférence pour la communication écrite pour une multitude de raison: ils maîtrisent bien ce médium, il leur permet de se détendre et de réfléchir, de mettre de l'ordre dans leurs pensées, etc. Mais le dénominateur commun des diaristes appartenant à cette catégorie, c'est que pour eux les mots sont un moyen, et non une fin en soi.

Puis il y a ceux appartenant à la deuxième catégorie. Pour ceux là, les mots existent comme des entités propres, indépendantes, voire vivantes. Les mots ont une couleur, une odeur, une saveur. Ces diaristes écrivent pour le pur plaisir d'écrire, d'aligner un à un ces mots pour leur donner vie, de mettre au monde phrase après phrase, page après page. Pour ces diaristes, les mots existent par eux-mêmes, ils ont une existence propre. Et écrire est pour eux un geste de création, voire de conception; écrire, c'est donner la vie.

N'appartenant pas à cette deuxième catégorie, je ne suis pas sûr que mes mots rendent parfaitement hommage à la relation que ces auteurs entretiennent avec l'écriture. J'espère qu'ils me le pardonneront.

En bref, il y a ceux qui écrivent, et il y a les écrivains.

Je tiens à préciser que cette classification n'est absolument pas un jugement de valeur. Le talent pour l'écriture n'est absolument pas correllé avec l'appartenance de son auteur à l'une ou l'autre catégorie, et on retrouve parmi les grands chef-d'oeuvres de la littérature des ouvrages dont les auteurs se classent autant dans l'une que dans l'autre.

Non, c'est plutôt que le fait d'appartenir à la première ou à la deuxième catégorie produit des oeuvres complètement différentes.

Amusez-vous à parcourir les différents journaux inscrits à la CEV par exemple, et vous verrez que, à la lumière de ce qui précède, vous n'aurez guerre de difficulté à devinez dans quel catégorie leur auteur se classe.

Bien sûr, notre univers n'étant pas noir et blanc, il y a des cas limites, des auteurs qui, non content d'avoir à choisir le jour ou la nuit, préfèrent errer dans la marginalité de l'aube ou du crépuscule. Mais je crois quand même que, dans l'ensemble, ceux et celles qui lisent ces lignes n'auront guerre de difficulté à se reconnaître dans l'une ou l'autre des catégories sus mentionnées.

Pourquoi je vous parle de ça ?

Parce que, bien que j'appartienne à la catégorie des auteurs qui utilisent les mots comme un outil, comme un simple moyen de communiquer, voyant la vrai beauté dans le fond du message plutôt que dans sa forme (même si celle-ci doit malgré tout être traitée avec le plus grand soin, ne serait-ce que pour transmettre le mieux possible l'idée qu'elle véhicule), je me suis aperçu que j'avais une nette préférence, une sorte de fascination, pour les auteurs de la deuxième catégorie, et ce même si la lecture de leur écrits fait toujours naître en moi, parallèlement au plaisir qu'elle me procure, une sorte de malaise, de mal-être, rattaché au fait que je sais très bien que je ne pourrai jamais écrire comme eux, non par manque de talent, mais surtout à cause du fait que je n'entretiens tout simplement pas le même genre de relation qu'eux avec les mots.

Pourquoi donc continue-je à m'astreindre à ce genre de déchirement plaisir/douleur en lisant leurs écrits ?

Masochisme ?

J'en doute.

Envie ?

Plus probable.

Mais je leur envie quoi, au juste ? Leur talent ?

Ça m'étonnerait. Comme je l'ai dit plus haut, on trouve, dans une catégorie comme dans l'autre, autant d'auteurs très talentueux, et sans nécessairement me classer parmi ceux-là, je suis quand même assez lucide pour admettre que je possède un talent très acceptable qui, complémenté d'une bonne dose d'effort et de persévérance, me permettrait sans doute de pondre des oeuvres littéraires dont je pourrais être satisfait, et à la limite, fier.

Mais alors, quoi ?

La réponse, du moins ce que je crois l'être, ne m'est venu que tout récemment.

Ce que je leur envie, c'est leur passion. Où plutôt, le fait qu'ils en aient une.

Pour ces gens, leur passion c'est les mots. Et les mots sont partout: dans ce bouquin sur la dernière tablette de cette étagère où on ne va pas souvent; dans ces lettres d'amour poussiéreuses retrouvées au fond d'un vieux coffre oublié depuis longtemps, dans ce courriel reçu d'un ami dont on attendait des nouvelles. Leur définition du paradis, c'est une bibliothèque à toit cathédrale rempli jusqu'au plafond d'étagères pliant sous le poids de bouquins de toute catégorie, de toute langue et de toute époque. Ils n'ont aucun problème à passer les plus belles heures d'une magnifique journée ensoleillée à l'intérieur d'une librairie, à bouquiner les dernières nouveautés ou les trésors cachés, et n'en ressentiront aucune culpabilité. Ou alors, dans le pire des cas, ils s'installeront dehors pour lire ou écrire, dans un parc, sur une terrasse, ou dans leur jardin. Ils ne sont pas tourmentés par ces angoisses, par ces questionnements sur le but de leur existence, par la peur de passer à côté de la vie. Car pour eux, lire, c'est vivre.

Ou alors, peut-être que je les idéalise un peu trop...


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