24 mai 2001

On réalise qu'on vieillit quand, après une coupe de cheveux, on se rend compte que la partie de notre front qui était jusque là recouverte de cheveux et qui est maintenant dénudée est aussi bronzée que celle qui était toujours exposée à la lumière du jour...

Peut-être aurais-je dû mettre un peu plus de virgules dans la phrase qui précède.

Trois jours.

Où plutôt trois après-midi.

Je sais que ça fera royalement chier mon lectorat du sud du Québec qui nage dans la flotte depuis le début de la semaine, mais ici, nous avons eu droit à trois journées absolument magnifiques. Alors comme j'ai une banque assez impressionnante d'heures supplémentaires accumulées dans laquelle je peux piger allègrement, je ne m'en suis pas privé ces derniers jours.

Je viens de passer trois après-midi consécutifs de farniente quasi-totale, entrecoupée seulement de quelques séances de ramassage et de brûlage de feuilles mortes. Mon bronzage intégral commence finalement à ressembler à ce qu'il était à mon retour de Cayo Largo.

Le Manque (ben oui, avec une majuscule ! Il est si présent dans ma vie depuis des mois que j'en viens presque à le considérer comme une entité vivante), le Manque, dis-je, s'est fait de plus en plus discret dans ma tête au fil des jours. Ce serait surtout attribuable à l'effet anti-psychotique du soleil sur mon métabolisme.

Ce que je peux avoir soif ces temps-ci ! Toujours une bouteille d'eau à la main. C'est ce qui arrive quand on passe de longues heures au soleil...

Et l'eau de mon lac est si douce, si enveloppante...

Tout à l'heure, alors que je passais devant chez elle en voiture, ma voisine m'a salué d'un hochement de tête accompagné d'un large sourire. Il ne semble pas qu'elle ait été offusquée outre mesure de la tenue dans laquelle je ramassais mes feuilles l'autre jour...

Et puis hier, il y avait cette autre demoiselle, chez mes autres voisins. Elle n'habite pas là. Peut-être est-elle la conjointe de l'un d'eux, peut-être juste une amie. Quoi qu'il en soit, elle a passé l'après-midi complet à ramasser les feuilles chez eux et à les mettre dans des grands sacs oranges.

Et, en passant, elle est délicieusement belle.

Quand à moi, j'ai passé le même après-midi étendu nu au soleil sur mon terrain, interrompant à l'occasion mes séances de bronzages pour faire saucette dans les eaux rafraîchissantes de mon lac.

Bien sûr, elle savait que j'étais là.

Et moi, je savais qu'elle savait que j'étais là.

Mais, naturellement, elle faisait mine de rien, continuant sa besogne.

Et moi aussi je faisais mine de rien.

C'est amusant ce petit jeu de feindre l'indifférence de la part de deux êtres qui ne se connaissent pas, mais qui sont pourtant tous les deux titillés par la curiosité, cherchant tous les deux une occasion de jeter discrètement un coup d'oeil vers l'autre en évitant à tous prix que leurs regards se croisent. D'ailleurs on peut voir ce phénomène partout: dans les clubs, les supermarchés, les parcs, les lieux de travail. Et pas seulement entre un homme nu et une femme qui ramasse des feuilles...

Je ne m'en cacherai pas, j'aimais savoir qu'elle me voyait nu. Mais, contrairement à l'exhibitionnisme pathologique, je n'aurais ressenti aucun plaisir si j'avais su que cette vue la choquait. J'avais de bonnes raisons de croire que ce n'était pas le cas. Elle était peut-être surprise, amusée, mais pas choquée. D'ailleurs si je ne sentais pas une certaine acceptation de mes habitudes de vie de la part de mes voisins, je ferais montre de beaucoup plus de discrétion.

Longue jasette avec Copine hier soir, alors que nous brûlions des feuilles en écoutant la chorale de mes grenouilles tout en sirotant un bon verre de porto. Je veux en venir à retrouver mon amitié d'antan avec elle, à dissiper ce malaise que sa présence m'inspire depuis plus d'un an. Copine est une bonne amie, une très bonne amie même, et une femme extraordinaire. Bien sûr, comme nous tous, elle a ses démons. Et ce sont ces démons qui me terrifient, bien plus qu'ils ne la terrifient elle-même.

Au fil de notre conversation, alors que nous parlions de ma maison en particulier, et de sa décoration plutôt austère, je lui ai lancé comme ça:

- Voilà neuf ans, peut-être même plus, que je me contente de mes murs blancs, de mes meubles de qualité médiocre mais satisfaisante, de ma galerie peu esthétique. Toute ma vie j'ai préféré me contenter de la médiocrité, essayé de me convaincre que cela me convenait, plutôt que de prendre le risque de partir à la poursuite de mes rêves. Vais-je donc passer ce qui me reste de vie à me "contenter" ?

Et c'est alors que quelque chose a fait "chboum" dans ma tête.

N'ai-je pas déjà dit dans ce journal que le plus grand pas en avant que j'avais fait depuis un an, c'était d'avoir compris que je devais apprendre à affronter mes peurs ? Et pourtant, depuis ce temps, j'ai soigneusement évité d'affronter la plus angoissante, la plus paralysante, la plus terrifiante de toutes mes peurs: la peur de vivre.

Voilà des années, peut-être des décennies, que je suis déchiré entre la peur de vivre et la simplicité rassurante de simplement exister...

À ce moment précis (était-ce un hasard ?), la longue complainte mystique d'un huard a déchiré la nuit. Il semblerait que cette année encore, un couple de ces magnifiques oiseaux ait choisi d'élire domicile dans mon petit coin de paradis.

Définitivement, la vie est belle. Belle, mais terrifiante.


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