16 mars 2001

Ce soir, je crains que les mots soient impuissants à exprimer ce que je ressens. Mais je vais quand même essayer.

Ce fut une journée très bizarre, très éprouvante émotionnellement. J'ignore pourquoi. Ou plutôt non, je sais très bien pourquoi.

Tout a commencé ce matin, très tôt. En ouvrant mon courrier, il y avait à travers les pourriels habituels un message qui a immédiatement accroché mon regard.

Il était de Nikita.

Un court message, très simple. Elle s'inquiétait simplement de mon silence, et aimerait que nous continuions à correspondre, pour nous rappeler nos conversations au clair de lune à Cayo Largo. Elle termine en disant simplement: "Peut-être qu'on pourrait essayer d'être amis ?".

Ma chère, ma très chère Nikita. Si tu savais à quel point j'en ai envie, et en même temps à quel point cette idée me terrifie...

Durant mes pauses de la journée, j'étais seul à ma table, le hasard ayant voulu que ceux qui m'accompagnent habituellement soient absents pour différentes raisons. Je lisais donc tranquillement mon journal, seul. De l'autre côté de la cafétéria, je ne faisais qu'entendre les éclats de rires de Consoeur. Ils me faisaient si chaud au coeur, et si mal en même temps. J'avais mal de ne pouvoir les partager avec elle, mal de savoir qu'ils ne m'étaient pas destinés. Mal de savoir que je n'ai aucune place dans sa vie, que je ne suis rien pour elle. Rien. Absolument rien.

J'ai dîné avec elle ce midi. Enfin, disons plutôt que nous étions à moins de deux mètres l'un de l'autre physiquement, mais à des années lumières en esprit. L'amant présumé était avec nous, ainsi qu'un autre collège. Durant tout le repas elle ne m'a adressé la parole qu'une seule fois, et ce pour me critiquer sur un commentaire que je venais de passer. Le malaise était si palpable tout le long du repas que nous étions tous bien englués dedans. Et pour aggraver les choses, je commence à me sentir coupable du malaise que nous créons chez nos collègues de travail chaque fois que nous sommes ensemble.

J'ai pensé à cela, et à bien d'autres choses, toute la journée. J'en avais souvent les yeux plein d'eau. Deux pensées me hantaient. La première était une question. Je me demandais pourquoi je suis presque incapable depuis des années de trouver une seule pensée, une seule idée, un seul rêve ou un seul espoir qui ne me procure pas à la fois un grand plaisir et une profonde souffrance.

La deuxième était une constatation. Il semble que depuis un peu plus d'un an. Toutes les relations qui comptent beaucoup pour moi, anciennes et nouvelles, soient condamnées à devenir virtuelles, ou à le rester si elles le sont déjà. Je connais de plus en plus de personnes, mais j'ai de moins en moins de contacts physiques. Ça a commencé par France, qui est partie à l'autre bout de l'Amérique, nous condamnant à ne garder contact que par courriel ou par l'entremise de ce journal. Il y a cette lectrice que je suis allé visiter il y a quelques semaines et qui ne me donne plus signe de vie depuis belle lurette. Il y a toutes ces autres lectrices, envers certaines desquelles je commence à développer un certain attachement, mais que je ne rencontrerai vraisemblablement jamais. Et la cerise sur le sundaie: il y a Nikita, que j'ai tant désiré, que j'ai serré dans mes bras, dont j'ai senti la douceur de la peau et goûter ses lèvres, que je n'ai pas revu depuis le voyage et qui veut maintenant communiquer virtuellement avec moi. "Virtuellement". C'est elle-même qui a utilisé ce mot. Virtuel. Ce mot qui commence à me faire royalement chier.

Et puis il y a eu Lectrice.

Pas surprenant que j'aie si mal réagit à l'annonce qu'elle ne désirait plus qu'on se rencontre.

Et puis, il y a eu un baume sur ma journée. Un baume doux et merveilleux.

Lectrice et moi venons de passer plus d'une heure au téléphone ensemble.

Toute la journée, je savais qu'elle devait m'appeler ce soir. Cette pensée devait ajouter à mon stress, à cette boule que j'avais dans la gorge.

J'étais mort de trouille en fait. Et elle aussi, ce qui n'arrangeait pas les choses.

C'est elle qui m'a proposé de nous parler au téléphone. C'est elle qui ne pouvait accepter notre rupture virtuelle et qui m'a demandé une seconde chance. Elle tient à moi. Elle me l'a dit.

Depuis les premiers courriels que nous avons échangés, il y a eu cette chimie entre nous. Je connais bien les pièges des relations virtuelles (même si apparemment je m'y laisse encore prendre...), et je savais que dès que nous entendrions la voix de l'autre, tout pourrait s'effondrer. J'avais si peur.

Rien ne s'effondra. Au contraire.

C'était bon. C'était doux. Nous étions si bien, si libre l'un avec l'autre. Je n'osais y croire. Mais il le faudra bien. Je veux me permettre d'y croire. Je préfère dix mille espoirs trahis qu'une vie sans espoir.

Elle avait refusé de me rencontrer parce qu'elle avait peur. Pas peur de moi, peur d'elle, peur de ce qu'elle ressent pour moi, peur d'aller là où tout cela risque de nous mener...

Avant de nous quitter, alors que je venais de lui faire part de ma réflexion sur la virtualisation inéluctable de mes relations, elle m'a simplement dit: "Je me défend d'empêcher cette relation de dépasser le stade du virtuel. Je ne te promet rien pour demain matin, mais je refuse que nous en restions là".

Trois cent kilomètres nous séparent. Cela devrait nous aider à ne pas avoir peur. À avoir moins peur en tout cas. Un jour à la fois, un jour à la fois...

J'entend encore le son de sa voix. Sa voix douce et chaude.

Ce serait si bon... ce serait si bon...

Dans quoi suis-je en train de m'embarquer... merde de merde.

Je suis en train d'affiner moi-même la lame avec laquelle je vais m'arracher le coeur pour le jeter aux ordures.

Ou peut-être que non.

Un jour à la fois.

Elle va me rappeler demain.

Un jour à la fois.


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