9 juillet 2003

Ceux d'entre vous qui n'ont jamais vu le film "La Matrice", vous risquez fort de ne rien comprendre aux paragraphes qui vont suivre.

J'ai souvent ressenti dans ma vie (et encore à l'occasion) cette étrange impression, cette sensation d'être "déconnecté" de la réalité, de ne pas faire réellement partie intégrale de ce monde qui nous entoure, d'être une sorte de spectateur d'un film. Un film en trois dimension, qui projette non seulement l'image et le son, mais aussi les goûts, les odeurs, toutes les sensations du toucher, mais un film quand même, un film dont le scénario est écrit d'avance, sur lequel je n'ai aucun contrôle.

Après tout, la réalité a-t-elle vraiment rapport avec ce que nous en percevons ? Comme Morphéus l'expliquait dans la Matrice, en ce qui nous concerne, la réalité n'est qu'un ensemble d'impulsions nerveuses produites par divers senseurs, diverses structures biologiques conçues pour réagir à différents stimuli environnementaux, et transmis par notre système nerveux central à un cerveau qui, lui-même, interprète ces impulsions nerveuses de différentes façons. Quand nous regardons une chaise, nous croyons voir une chaise, alors qu'en réalité, ce que nous voyons, ce sont des ondes lumineuses, appartenant à un intervalle de longueurs d'onde bien précis, réfléchies par la couche électronique extérieure des atomes formant la surface de la dite chaise, réfractées par un organe transparent appelé le cristallin, mises au point sur un couche de cellules photosensibles appelée la rétine, dont les cellules transmettent au cerveau des impulsions nerveuses proportionnelles à l'intensité et à la fréquence de la lumière reçue. Les couleurs n'existent pas; elles ne sont que le résultat d'une interprétation que fait notre cerveau pour différencier l'ensemble des différentes longueurs d'ondes auxquelles nos yeux sont sensibles. Même notre perception de l'espace qui nous entoure est subjective; le fait que la chaise nous paraisse éloignée ou rapprochée n'est que le résultat d'une interprétation que fait notre cerveau en combinant l'image en provenance de nos deux yeux en une seule nous transmettant la sensation de profondeur.

Lorsque vous entendez un son, vous croyez tout entendre de ce son, mais c'est une erreur. Nos oreilles ne sont en réalité que des analyseurs de Fourrier; elles sont incapables de faire la distinction entre deux formes d'ondes sonores totalement différentes, en autant que ces deux ondes comportent les mêmes harmoniques avec les mêmes intensités relatives. Ainsi, nous ne percevons qu'une infime partie de la totalité de l'information contenue dans ce son. Sans compter toutes les fréquences plus basses et plus élevés que les limites de notre acuité auditives et que nous ne percevons même pas.

Même notre perception de notre propre corps est subjective, le résultat des impulsions électro-chimiques envoyées à notre cerveau par les milliards de terminaisons nerveuses de différente nature qui tapissent l'extérieur et l'intérieur de nos organes. Nous sentons que nous avons un bras uniquement parce que l'information traitée par notre cerveau nous dit que nous avons un bras. Parlez-en aux amputés qui vivent ce qu'on appelle le phénomène du membre fantôme: l'impression de posséder encore un membre qui nous a été enlevé plusieurs années auparavant, simplement parce que, pour des raisons encore mal comprises, le cerveau humain continue à interpréter la sensation de la présence du membre, même si de toute évidence il ne reçoit plus depuis longtemps aucune impulsion nerveuse en provenance de ce membre.

Maintenant, imaginez que nous avons une grosse sonde plantée dans le derrière de la tête, connectée directement à toutes les zones sensorielles de notre cerveau, qui court-circuite notre système nerveux central en lui substituant des impulsions nerveuses alternatives, fabriquées de toute pièce, conçues pour simuler à la perfection toutes les subtilités sensorielles du monde auquel nous sommes habitués, et en plus, modifiant cette réalité virtuelle en interceptant les impulsions nerveuses que notre cerveau essaie de faire parvenir à nos muscles pour bouger notre corps et interagir sur le monde qui nous entoure, de façon à maintenir la cohérence de cette illusion.

Comment pourrions-nous faire la différence entre cette simulation et la réalité ? Si la simulation était parfaite, nous ne le pourrions pas. Jamais. D'aucune façon.

Mais cette simulation ne peut pas être parfaite. Parce qu'aucun mécanisme contenu à l'intérieur d'une réalité ne peut simuler à la perfection et en entier cette même réalité. C'est le principe de l'oeuf et de la poule.

Mais cette réalité n'aurait pas besoin d'être parfaite. Elle n'aurait pas besoin de simuler à chaque instant l'entièreté de l'Univers mais seulement la partie de cet univers perceptible à chacun de nos sens à un instant donné.

Et de plus, si nous avons toujours vécu dans cette simulation, si nous sommes nés à l'intérieur de cette simulation et si chaque souvenir, chaque sensation, chaque expérience que nous avons jamais ressenti de toute notre vie nous a été fourni par cette simulation, comment pourrions-nous savoir qu'il existe autre chose que ce monde virtuel ?

Maintenant, imaginez que certains individus, nés avec une perceptivité particulièrement élevée, soient capables, lorsque certaines conditions particulières sont réunies, de percevoir ces imperfections, ces minuscules incohérences dans le tissu de cette réalité virtuelle, même si cette perception se limite au niveau de l'inconscient. Ces individus ne vivraient-ils pas régulièrement cette étrange sensation, cette impression de déconnection, de distance, de non appartenance à ce monde qui leur semblerait faux, pour une raison qu'ils ne pourraient expliquer ? Ne se sentiraient-ils pas souvent seuls, isolés, exclus, anormaux ? Ne chercheraient-ils pas à savoir s'ils sont vraiment seuls à se sentir ainsi, s'il n'existe pas, out there, quelqu'un d'autre qui ressent la même chose, qui comprend exactement ce qu'ils peuvent vivre ?

Et ne ressentiraient-ils pas cet étrange mélange d'excitation et d'appréhension, en voyant finalement apparaître pour la première fois ces mots sur l'écran de leur ordinateur:

You are not alone.

Bon. Je ferais mieux de m'arrêter là. Sinon, je vais voir cogner à ma porte des drôles d'individus en complet gris, avec des verres fumés et un écouteur à l'oreille...


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