18 avril 2004

Quatre ans.

Incroyable, n'est-ce pas ?

Quand j'étais jeune, j'étais insouciant. J'étais curieux et inquisiteur, je voulais tout savoir, tout connaître, tout découvrir, tout voir et tout visiter. Je savais apprécier le moment présent, mais je me projetais continuellement dans l'avenir. Les choses qui me déplaisaient de ma vie actuelle n'avaient aucune importance, puisque j'étais certain qu'un jour, éventuellement, j'allais réglé ces problèmes. J'allais avoir un travail, une maison, une voiture, un conjointe que j'aimerais, des amis avec lesquels nous ferions plein d'activités et de voyage. Une fois entré dans ma "vie d'adulte", je pourrais enfin réaliser tous ces projets auxquels je rêvais depuis toujours. J'étais bien conscient que certaines personnes souffraient de maladie, d'infirmité ou de différents troubles mentaux, comme l'angoisse ou la dépression, mais en bon adolescent insouciant que j'étais, je me disais que tout ça, c'était pour les autres. Mon avenir me semblait si clair, si nettement tracé; j'étais si sûr de ce que je désirais et de la manière dont je voulais vivre ma future vie d'adulte.

Le rêve n'a pas éclaté subitement comme une bulle. Les changements se sont opérés lentement, subrepticement, sur une période de plusieurs années.

D'abord les filles. J'ai commencé plutôt tard à m'intéresser à elles. Mais cela n'a en soi rien d'inhabituel. Tous les hommes se développent et s'éveillent à leurs pulsions à un rythme différent. Comme c'est le cas de beaucoup de garçons, ma première tentative de séduire une femme se solda par un échec. Mais je n'en fit pas de cas, me disant que c'était tout à fait normal pour quelqu'un qui manque d'expérience. Je suis remonté sur le cheval aussi vite que j'en étais tombé.

Puis, ce fut un deuxième échec.

Puis un troisième, puis un quatrième.

Ensuite, mes amitiés. Jusqu'au début de l'adolescence, ce ne fut jamais un problème pour moi. J'avais toujours été entouré d'amis depuis aussi longtemps que je pouvais me souvenir. Pour moi, cela faisait partie intégrante de l'existence, et je ne pouvais tout simplement pas imaginer un jour qu'il pourrait en être autrement. Je n'avais jamais eu à me "faire des amis" à proprement parler. Les gens allaient et venaient dans ma vie, et comme j'étais très sociable et que je parlais à tout le monde, je n'avais jamais eu à me poser des questions sur la manière d'entrer en relation. C'était quelque chose que je faisais automatiquement, comme marcher ou respirer. Je me rappelle même d'une époque où, si je m'imaginais un jour perdre tous les amis que je possédais alors, cette pensée ne m'angoissait même pas, tant j'étais convaincu de pouvoir me refaire un cercle d'amis en un rien de temps. Après tout, les gens étaient partout, et j'étais de si agréable compagnie, comment pouvait-il en être autrement ?

Mais je me suis mis à avoir des goûts de plus en plus différents de ceux qui m'entouraient, ayant de plus en plus de difficulté à trouver des gens pour partager mes passions. Lentement, imperceptiblement, un à un, des amis quittaient ma vie. Certains partaient vers d'autres villes, certains autres se désintéressaient de moi. Pour d'autres, c'était moi qui, exaspéré de leur présence, les sortais de ma vie. Inconscient de ce qui était en train de se passer, je me retrouvai bientôt seul, et je réalisai que me refaire un cercle d'amis n'était pas aussi simple que je l'avais toujours imaginé.

Mes études. Académiquement parlant, j'ai toujours volé à travers mes études sans difficulté, jusqu'à ce que, trop sûr de moi, j'arrive à l'université et j'échoue un cours stratégique, prérequis à toute une série de cours, qui m'oblige à remettre en cause toute la séquence de mes sessions. Finalement, mais beaux projets de me trouver un emploi et de m'acheter une maison à un âge précis, parfaitement planifiés depuis des années, se retrouvèrent complètement chambardés.

C'est alors qu'un jour, subitement, je réalisai que rien n'allait, qu'aucun de mes projets et de mes rêves ne se réalisait comme je l'aurais souhaité, que j'étais déjà rendu à un âge où, selon moi, j'avais déjà planifié d'avoir accompli un tas de choses, et que rien de cela n'était fait. Je ne sais pas si il y a une relation de cause à effet entre les deux évènements, mais cette soudaine prise de conscience correspondit à ma première dépression.

Après m'en être sorti, trop heureux d'avoir retrouvé mon bien-être et une certaine joie de vivre, je me contentai pendant des années du statu quo, m'achetant cette maison, et, fort de ce premier rêve de ma vie enfin réalisé, je me construisis un petit sanctuaire, une petite routine prévisible et rassurante dans laquelle je me retranchai, me disant que ça ne durerait que quelques années, que cela me permettrait de me refaire une certaine "force" émotionnelle et que, finalement, j'avais encore tant d'années devant moi pour finalement aiguiller ma vie dans la direction que j'avais choisi, et que donc rien ne pressait finalement.

Puis, après huit ans de cette routine, ce fut ma deuxième dépression.

Alors j'entrepris cette démarche, ce journal, ce travail d'introspection et "d'extraspection", dans le but de, peut-être, réussir finalement à comprendre ce qui m'a éludé toute ma vie, à savoir qu'est-ce que j'ai fait de travers, où ai-je pris le mauvais virage, pourquoi ce qui me semblait si clair et limpide dans ma jeunesse me semble-t-il maintenant si confus, si incompréhensible, pourquoi ai-je si mal fait la transition entre l'insouciance et l'idéalisme de ma jeunesse et la réalité du monde présent.

Cela a-t-il fonctionné ? Cette démarche m'a-t-elle apporté quelque chose ? Oui et non. Oui, parce qu'elle m'a permis de comprendre un tas de choses qui ne m'auraient jamais effleuré l'esprit il y a bien des années. Beaucoup de mes processus mentaux sont maintenant beaucoup plus clair, beaucoup plus limpides qu'avant. Non, parce que, pour être honnête, et même si je peux maintenant affirmer sans risque de me tromper que je ne suis pas malheureux, je ne peux toujours pas dire que je sois vraiment heureux.

Et tant de questions demeurent encore sans réponse: Comment, avec tous les atouts que m'a donné la nature, la chance que j'ai eu d'avoir un milieu familial sain et heureux, le milieu de vie agréable et stimulant dans lequel j'ai grandis, en suis-je donc arrivé là ? Pourquoi suis-je toujours si totalement incapable d'entrer sainement en relation avec les autres, et d'accomplir toutes les choses dont je continue pourtant à rêver avec anticipation ?

Et surtout, surtout, d'où vient ce manque, ce vide, cette sensation, cette impression indéfinissable que, peu importe ce que je fasse, comment je le fasse et avec qui je le fasse, tout ce que j'accomplis, je réalise où je vis n'est jamais exactement ce que je désire vraiment vivre ?

Quatre ans.

Et toujours, la réponse m'échappe.


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