3 février 2006

Je viens de voir un film qui m'a laissé, ma fois, quelque peu perturbé.

Le film est Grizzly Man, du réalisateur Werner Herzog. Il s'agit essentiellement d'un film biographique qui raconte les treize années que le naturaliste, cinéaste et photographe autodidacte Timothy Treadwell a passé à camper tous les étés dans une grande réserve faunique en Alaska, en plein milieu de ce qu'il appelait le labyrinthe des ours. Pendant tous ces étés, il a filmé, documenté et étudié la vie des ours grizzly de la région.

Ce film m'a rejoint parce que, tout comme moi, cet homme nourrissait une grande passion et un grand amour envers la nature et ses habitants. Et tout comme moi, il était habité par une haine et un dégoût de plus en plus grandissants de l'humanité. Il a eu à plusieurs reprises des frictions avec des braconniers de la région et a reçu plus d'une fois des menaces de mort, à la fois à son campement ou à sa résidence où il habitait et travaillait durant l'hiver.

À la fin du treizième été, il était resté dans le parc beaucoup plus tard que d'habitude. Plusieurs de ses ours préférés s'étaient déjà retirés dans leur tanière pour l'hiver. Par une belle journée ensoleillée, son avion arriva pour le ramener à la civilisation. Le pilote, qui était aussi un bon ami, ne voyant ni lui ni ses affaires sur le bord du lac où ils s'étaient donnés rendez-vous, commença à l'appeler. Ne recevant pas de réponse, il s'engagea dans le sentier qui menait vers son campement. Mais à mi-chemin, il tomba face à face avec un grizzly qui semblait vouloir le tenir à l'écart. En évitant de le provoquer, le pilote réussi à retourner à son avion et à prendre son envol. Du haut des airs, il ne put que constater que l'ours en question était en train de se repaître de ce qui semblait être une carcasse humaine.

Quand les rangers arrivèrent en renfort, ils tombèrent eux aussi face à face avec l'ours menaçant, qu'ils abattirent sur le champs. Plus tard, ils trouvèrent une tête, à laquelle était encore attachée un bout de colonne vertébrale, et plus loin, une cage thoracique et un bras au poignet duquel la montre de Treadwell se trouvait encore. Puis, plus loin, les restes d'une autre personne.

L'ours qui avait tué et dévoré Timothy Treadwell et sa compagne était bien connu des autorités du parc. C'était un vieil ours, grincheux et amère, qui avait déjà été tranquillisé et examiné deux fois dans sa vie et qui, donc, nourrissait probablement beaucoup de ressentiment envers les êtres humains. Pourtant, il apparaissait régulièrement dans les vidéos de Treadwell, qui s'en était souvent approché et l'avait documenté sans pour autant réussir à tisser avec lui le lien de confiance qu'il avait avec la plupart des autres ours.

Ce vieil ours de 28 ans, qui n'avait plus la même habilité pour se nourrir, n'avait probablement pas accumulé suffisamment de réserve pour hiberner, ce qui expliquait qu'il ne s'était pas encore retiré dans sa tanière malgré la saison tardive. Il a dû penser à ces choses à deux pattes qu'il avait côtoyé tout l'été, qui appartenaient à la même espèce que ceux qui l'avait harcelé à plusieurs reprises, et s'était sans doute dit: "Tiens, je me demande s'ils sont comestibles...".

Ce film m'a perturbé parce que, honnêtement, je me reconnaissais sur plusieurs point en cet homme. Même amour de la nature, même désir de la protéger, même dégoût et horreur face à la stupidité humaine qui détruit systématiquement l'environnement même qui le garde en vie. Comme je considère sérieusement la possibilité de partir vivre loin de la civilisation, je me suis tout naturellement demandé si, moi aussi, le même sort m'attendait.

Mais en écoutant le film, il m'a progressivement paru clair que Treadwell et moi nous distinguions sur des points fondamentaux, le moindre n'étant pas nos personnalité totalement différentes. Lui était un passionné, très perturbé intérieurement, extrême en tout point, frisant la cyclothymie et carburant à l'adrénaline. Je ne m'étendrai pas davantage là-dessus, ne voulant pas essayer de résumé en quelques lignes un film de deux heures sur un homme très complexe de toute façon.

Mais ce qui nous différencie le plus, c'est sans aucun doute nos attitudes respectives, et diamétralement opposées, face à cette nature qu'il aimait pourtant autant que moi.

Lui s'approchait des ours jusqu'à les toucher. Il s'attachait à eux, développait avec eux une relation personnelle. Plusieurs de ses amis affirment qu'au fond de lui, il cherchait à devenir un ours, à se mêler à leur société, à en faire partie intégrante. Au fil des années, il avait même commencé à exhiber certains de leurs comportements. Et surtout, même s'il était conscient du danger sur un plan purement rationnel, il s'illusionnait à croire que la nature ne lui ferait aucun mal, qu'il était une sorte d'élu chargé d'une mission de prendre soin de ces ours et qu'une sorte de force spirituelle veillerait sur lui et le protégerait.

Mais moi, c'est tout le contraire. Je ne vois pas la nature comme lui. Je ne vois pas la nature comme cette utopie quasi mystique d'harmonie et de paix. La nature, à mes yeux, est belle, merveilleuse, mais aussi cruelle, sauvage et impitoyable. Et je ne me vois pas comme un ours. Je suis un homme, aussi différent des ours que le sont le renard, le loup ou le corbeau. Je ne crois pas naïvement que les animaux sont mes amis et que la nature ne me fera jamais de mal. La nature est équilibrée, saine, simple. Je m'y sens bien, je m'y sens chez moi. Je ne suis pas assez naïf pour croire que je n'y cours aucun danger, mais je me sens équipé et adapté pour faire face à ces dangers (qui sont somme toute minimes quand on les compare aux abominations qui se commettent dans notre monde "civilisé") de sorte que je ne suis pas continuellement étreint par l'angoisse lorsque je m'y retrouve.

Bref, je crois sincèrement que mon attitude est beaucoup plus saine que l'était celle de Treadwell. Je ne crois pas qu'il ne m'arrivera jamais rien, mais je suis aussi conscient des risques que je cours dans notre chère civilisation.

Et à la lumière de tout ça, pour moi, le choix demeure évident.


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