25 septembre 2006

Mon retour au travail ne se passe pas aussi bien cette année que l'an dernier. Voilà trois semaines que j'ai recommencé le boulot, mais je n'arrive tout simplement plus à me motiver ou à trouver un quelconque intérêt à faire ce que je dois faire. Tout cela me paraît si futile, si totalement dénué d'intérêt maintenant.

Lola et moi venons encore de passer une fin de semaine en chalet. Il a plu presque tout le temps les deux jours. Nous n'avions pratiquement rien à faire, mais cela ne nous dérangeait absolument pas. Moi qui me sens toujours envahi par l'angoisse chaque fois que je perd mon temps, continuellement envahi par l'impression de gaspiller de précieux moments, de gaspiller ma vie. Je ne ressentais rien de cela. Des heures durant, Lola et moi ne faisions que nous écraser sur le lit ou les fauteuils, à somnoler, à penser à tout et à rien, sans même dire un seul mot. Mais nous nous sentions bien. Aucun stress, aucune angoisse, comblés totalement par la simple présence de l'autre à nos côtés. Pour moi, ces moments d'oisiveté totale n'étaient pas des moments gaspillés, simplement parce qu'ils étaient passés en compagnie d'une personne que j'aime.

Et puis au retour au travail ce matin, j'ai remis mon masque, joué à nouveau mon rôle. Ce rôle d'homme fiable, talentueux et expérimenté, maîtrisant bien un milieu dans lequel il évolue depuis plus de vingt ans. Ce rôle d'homme qui pose tous les bons gestes et dit toutes les bonnes choses afin d'être, ou de paraître, parfaitement adapté à la société dans laquelle nous vivons et à la fonction qu'il occupe dans cette société. Ce rôle qui, jusqu'à tout récemment, était pratiquement une seconde nature pour moi. Et, contrairement à ce que l'on pourrait croire, j'en étais fier, de ce rôle. Parce que, contrairement à la grande majorité des gens qui peuvent le développer à partir de la base que représente le minimum d'habilité sociale dont pratiquement tout le monde est doué dès la naissance, moi, au contraire, j'ai dû le construire totalement à partir de rien, de la cave au grenier, si je puis m'exprimer ainsi. Parce que cette base, cette fondation, je ne l'ai jamais eu. Où à tout le moins, j'en ai eu une si différente des autres qu'on aurait pu croire qu'elle avait été conçue pour une autre espèce, voire une autre planète.

Oui, j'en étais fier, de ce rôle. Fier de ce que j'avais traversé, de ce que j'avais accompli, et surtout du fait que, malgré le fait que j'avais dû apprendre à communiquer d'une façon totalement différente de celle qui me venait naturellement, j'avais quand même réussi à conserver et affirmer l'essence de ce que je suis, à rester fidèle à moi-même et à mes valeurs, à demeurer authentique.

Pour vous aider à visualiser ce que je ressens, imaginez que vous vivez dans un milieu où tout le monde parle une langue autre que votre langue maternelle. Avec le temps, vous allez bien sûr finir par apprendre, voire maîtriser, cette langue qui n'est pas la vôtre. Avec le temps, vous allez finir par la parler couramment, la plupart du temps sans même y penser. Mais même après des années, des décennies, cette langue restera toujours une langue seconde. Et l'utiliser au lieu de votre langue maternelle vous demandera toujours un effort supplémentaire, même s'il est inconscient. Et à la longue, cette effort finira par vous épuiser, petit à petit, année après année. Et maintenant, pour compléter l'analogie, imaginez que ce n'est pas seulement une langue seconde, parlée et écrite, que vous devez utiliser au quotidien, mais aussi un langage non verbal, un code d'éthique, un système de valeur, une gestuelle, une façon de marcher, de vous vêtir, de saluer en croisant des collègues, etc, etc. Bref, tout, absolument tout ce qui constitue la communication entre vous et vos "semblables".

C'est ainsi que je me sens. Chaque jour de ma vie, depuis ma plus tendre enfance, depuis aussi loin que je me souvienne. Comme je l'ai dit plus haut, avec le temps, j'ai fini par apprendre, presque maîtriser, l'art de la communication et des relations sociales. En tout cas, suffisamment pour donner le change, aux autres comme à moi-même, sans paraître trop "bizarre" aux yeux de la majorité des gens.

Avec les années, j'aurais cru que ça serait devenu de plus en plus facile. Et pendant un temps, ça l'était. Mais plus maintenant. J'ignore pourquoi. Peut-être ai-je dépassé la "crête" et suis-je maintenant sur la descente. Peut-être l'entrée dans la quarantaine m'a-t-elle permis de prendre conscience de la finalité de ma propre vie, et de réaliser que cette vie, j'en ai vécu la presque totalité sous une identité qui n'est pas la mienne. Peut-être est-ce la rencontre relativement récente de femmes comme Lola ou la collègue avec qui je m'entend si bien qui, sans être tout à fait comme moi, me ressemblent néanmoins suffisamment pour avoir au moins eu la curiosité de m'entendre m'exprimer dans ma la langue maternelle, et non seulement cela, mais d'avoir aussi chercher à l'apprendre, à la comprendre, bref, à m'avoir permis en leur présence de brefs épisodes de moi-même, me permettant de découvrir quelqu'un dont je devinais à peine l'existence.

Ce rôle, il est lourd maintenant. Il me pèse. Pas parce qu'il est plus difficile à jouer qu'avant, mais parce que je le perçois de plus en plus comme immoral, comme inacceptable. Personne ne devrait avoir à s'aliéner l'essence même de ce qu'il est pendant presque toute sa vie simplement pour mériter le privilège d'exister et d'occuper une place au sein de la communauté de ses semblables.

Alors si c'est vraiment ce que nous sommes, si c'est vraiment ça la "nature humaine", si nous sommes vraiment programmés génétiquement pour n'offrir à nos semblables que la conformité ou le rejet, alors regardons la réalité en face: Nous sommes une espèce répugnante.


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