26 avril 2009

Bon, beaucoup de choses à raconter ce soir, alors aussi bien s'y mettre tout de suite. Remarquez que pour certaines personnes, les évènements dont je vais faire mention dans les paragraphes suivants auraient pu tous se produire dans le même avant-midi, mais dans mon cas ils se sont échelonnés sur plusieurs jours. Que voulez-vous, on ne peut pas vivre toutes les vies.

D'abord dans la journée de mercredi, j'ai entendu pour la première fois de petites grenouilles qui croassaient. Le son ne venait ni du lac, ni de sa source, ni du marais, mais bien du petit bassin d'eau de mes voisins (bassin qui, après plusieurs années d'abandon, ressemble davantage à un marécage). À mon approche, évidemment, les petits batraciens se sont tous précipités à l'abris de mon regard sous la couche de feuilles mortes au fond du bassin. Mais plusieurs minutes de patience (et d'immobilité totale) de ma part m'ont permis d'en voir quelques unes remonter à la surface. Il s'agissait de grenouilles des bois, facilement reconnaissables à leur couleur brune et à leur chant caractéristique. C'était étrange qu'elles chantent de jour, pour se taire la nuit venue. Mais peut-être pas si étrange que ça, considérant que les nuits étaient encore très froides et que seuls les rayons du soleil pouvait leur procurer assez de chaleur pour les dégourdir un peu. Elles venaient à peine de se réveiller d'une longue hibernation, après tout.

Jeudi dernier, il ne faisait pas très beau mais un moment donné j'ai remarqué que la glace du lac s'était fragmentée en grande plaques séparées par de longues failles irrégulières. Je savais alors que ce n'était qu'une question d'heures avant que le lac soit finalement libéré de ses glaces pour une nouvelle saison. Ceci s'est confirmé le lendemain, alors que les grands vents de la journée charriaient les glaces d'une rive à l'autre. Sur l'heure du souper, brusquement, celles-ci se sont mises à disparaître et en moins d'une heure, le peu qui en restait avait été poussé par le vent vers la source du lac. Me connaissant, vous devinerez que je n'ai pu m'empêcher de mettre mon kayak à l'eau et de fendre l'onde pour la première fois de l'année en direction du marais. Sur place, j'ai été accueilli par les claquements de queue d'un gros rat à queue plate.

J'étais soulagé de constater que je pouvais quand même jouir de cette expérience malgré ma rechute d'il y a quelques semaines. L'eau était très limpide, comme elle l'est toujours juste après la disparition de la glace, et je pouvais aisément distinguer le fond du lac. Rien à signaler cependant, si tôt en saison. Seulement quelques pousses de nénuphar commençant déjà à émerger de la vase pour s'élancer vers la lumière du jour. La faune, quand à elle, était surtout aviaire. Le chant de quelques carouges à épaulettes brisait occasionnellement le silence, alors que quelques groupes de malards fuyaient à mon approche. Au loin, en provenance du boisé, les claquements secs d'un pic-bois raisonnaient, suivis de leur écho renvoyé par les montagnes. Puis, c'était le cris d'un martin-pêcheur, frustré d'avoir raté une proie. Et c'était à peu près tout. Les oiseaux me paraissaient moins nombreux que par les années passées, mais bon, la saison est encore jeune.

Une visite aux huttes jumelles m'a permis de retrouver celles-ci apparemment en bon état, bien qu'ayant visiblement souffert du poids de la neige, comme c'est presque toujours le cas. Elles ne montraient aucun signe d'activité, mais je me suis bien gardé d'en conclure qu'elles étaient abandonnées. Je ne voulais pas faire la même erreur que l'an dernier.

C'est en les quittant pour explorer une autre partie du marais que j'ai tout juste eu le temps de voir du coin de l'oeil un petit animal à fourrure se glisser silencieusement dans l'eau à une dizaine de mètres de mon embarcation. Un castor aurait effectué cette manoeuvre de façon beaucoup plus bruyante, j'en ai donc supposé qu'il s'agissait plutôt d'un rat musqué. Mais quelque chose de sa silhouette que j'avais pu entrevoir ne collait pas. Heureusement pour moi, la petite bête laissait échapper un petit filet de bulles au fur et à mesure qu'elle progressait sous l'eau, ce qui me permis de la suivre du regard et de ne pas la rater lorsqu'elle refit surface quelques mètres plus loin. À ma grande surprise, je constatai alors qu'il ne s'agissait ni d'un castor, ni d'un rat musqué.

C'était une loutre !

En seize ans, c'était la toute première fois que je voyais une loutre dans le système hydrographique du lac. Après qu'elle ait replongé à nouveau j'ai bien essayer de la suivre encore mais elle m'a finalement échappé et je l'ai perdu de vue. Je suis resté encore un certain temps à explorer d'autres recoins du marais mais je ne l'ai pas revu. J'espère qu'elle n'était pas seulement de passage et qu'elle s'installera dans le coin pour que je puisse l'observer à loisir dans le courant de l'été.

Samedi maintenant. C'aurait été la journée idéale pour m'étendre nu au soleil afin de pleinement profiter de cette première journée chaude de la saison. Mais il y avait un hic. Les petites filles de mes voisins recevaient des petites amies qui jouaient avec elles dans leur cour, et l'absence totale de feuillage dans les broussailles qui séparent nos deux terrains en cette période de l'année faisait que j'étais complètement exposé à leur regard. Comprenons-nous bien: Je n'ai aucun problème à être vu par mes voisins et leurs deux filles. Ces dernières ont carrément grandi en voyant toujours ce monsieur tout nu sur le terrain d'à côté, et elles ne font même pas attention à moi. Quant à leurs parents, ça fait des années qu'ils habitent là, qu'ils connaissent mes habitudes de vie et qu'ils n'en ont jamais fait mention lorsqu'ils parlent avec moi. Mais la réalité, c'est que mon mode de vie est encore stigmatisé par de nombreux préjugés. J'essais de faire attention et de rester discret, mais il n'en demeure pas moins qu'il suffirait d'un seul et unique parent pour me plonger dans un océan insondable d'emmerdes. Tout cela pour dire que ces dernières années, j'ai lentement commencé à me sentir de moins en moins à l'aise, et de moins en moins à ma place dans ce quartier de jeunes couples et de jeunes familles qui prennent de plus en plus de place.

Et ce qui n'a rien fait pour me rassurer, c'est cette jeune femme que j'ai vu se promener sur le terrain abandonné à côté de chez moi ce même jour. C'était en fin d'après-midi et j'étais en train de ramasser les feuilles mortes devant chez moi. Je pouvais voir qu'il y avait une voiture dans l'entrée de mes voisins. Un moment donné, j'ai vu cette jeune femme venir vers moi et me demander si j'avais quelques minutes à lui consacrer. Elle s'est présentée à moi et m'a expliqué qu'elle connaissait bien l'ancien propriétaire et qu'elle l'avait contacté récemment dans l'intention de louer sa maison. Je suis allé avec elle et nous avons fait ensemble le tour du terrain. J'ai répondu à ses questions du mieux que j'ai pu. Dans l'ensemble, elle voulais savoir des choses simples comme s'il s'agissait d'un quartier tranquille, quel était la qualité de l'entretient des routes en hiver, est-ce que le trajet pour se rendre en ville était long et compliqué, si les embarcations motorisées étaient permises ou interdites sur le lac, etc. Au fil de notre conversation j'ai appris qu'elle était une femme seule (son conjoint était décédé quelques années plus tôt) avec une fille unique d'âge scolaire. J'ai alors immédiatement pensé à ce que ces deux demoiselles penseraient d'un voisin dans la quarantaine qui a l'habitude de ne pas porter de maillot lorsqu'il se baigne ou se fait bronzer. J'ai toujours été extrêmement chanceux en ce sens car jamais aucun de mes voisins immédiats qui se sont succédés au fil des années n'ont eu le moindre problème avec mes habitudes de vie, et plusieurs les ont même partagées dans une certaine mesure. Mais je ne peux m'empêcher de penser que cette chance ne durera pas éternellement, et ce même si l'esprit du "vivre et laisser vivre" semble être partagé par la très grande majorité de ceux qui choisissent de venir s'installer dans mon quartier. C'était peut-être vrai autrefois, mais ces dernières années, ce quartier s'est mis à ressembler de plus en plus à une simple banlieue, et il est raisonnable de penser qu'il attirera de plus en plus le banlieusard "typique", beaucoup plus représentatif de la population en général, avec tous les inconvénients que cela comporte.

Bref, tout ça pour dire que j'ai beau vivre ici depuis de nombreuses années, je m'y sens de moins en moins à l'aise, de moins en moins à ma place, de moins en moins libre. Ma décision de partir ne date pas d'hier, et me semble de plus en plus justifiée au fur et à mesure que le temps passe.

Ce qui nous amène à la journée d'aujourd'hui.

(Je vous avais prévenu que j'en avais long à dire aujourd'hui.)

Peu après avoir fini de déjeuner ce matin j'ai entendu frapper à ma porte. Surpris, je suis allé répondre. Il s'agissait d'un homme qui s'est présenté comme étant un de mes voisins dans la rue juste en haut de chez moi. Son visage m'était en effet vaguement familier. Pour faire une histoire courte, il avait entendu par les branches que je pensais mettre la maison en vente bientôt et était intéressé à en faire l'acquisition. Il était parfaitement conscient que de nombreuses rénovations étaient nécessaires mais il se disait un bricoleur lui aussi et avait de grands projets pour ma petite maison sur le bord du lac (c'était cet aspect qui l'intéressait particulièrement, même s'il avait déjà une maison dans le quartier). Une fois rénovée, il emménagerait dans ma maison alors qu'il laisserait l'ancienne à sa fille. C'était drôle de l'entendre parler de ce qu'il projetait de faire: construire une rallonge, changer toutes les fenêtres, refaire l'aménagement paysagé au complet, peut-être même rajouter un deuxième étage.

Nous avons jasé pendant une bonne demi-heure au moins. Tout cela était quand même assez inattendu, alors je lui ai bien expliqué que je ne pourrais pas lui donner une réponse immédiatement, ce qu'il comprenait parfaitement d'ailleurs.

Il y aurait beaucoup de positif à cela. Il n'aurait aucun problème à prendre la maison dans son état actuel: Pas de galerie, la teinture pas faite sur les nouveaux lambris, avec tous les débris de démolition qui traînent encore un peu partout. Ce serait un gros avantage pour moi car, pour être franc, j'ai de plus en plus de difficulté à me motiver à compléter des rénovations sur une maison dont je veux me débarrasser prochainement. Le côté négatif cependant, c'est que lui semblait très enthousiaste, très motivé, et surtout très désireux de commencer au plus vite, et donc de faire l'acquisition de ma maison le plus tôt possible. Cela me met dans une situation où je me sens poussé dans le dos, pressé de trouver au plus vite ma terre à bois et de m'y construire tout aussi rapidement quelque chose qui sera suffisamment habitable pour que je puisse partir d'ici.

D'un autre côté, procrastinateur comme je suis, j'ai peut-être besoin de ce genre de pression pour que les choses bougent.

Quoi qu'il en soit, mon éventuel acheteur semblait comprendre que j'aurais à prendre un certain temps, voire plusieurs semaines, avant de lui donner une réponse. Après tout, je n'ai même pas encore trouvé ma terre à bois !

Bon. Il semblerais que les choses aient décidé de commencer à bouger. Cependant, rien de tout ça ne m'a empêché hier soir de faire mon premier feu de l'année afin de brûler toutes les branches mortes que j'ai ramassé sur mon terrain après la fonte de la neige, et de me laisser bercer par le crépitement des flammes, avec en arrière plan les tous premiers chants des grenouilles, réveillées par la chaleur de cette journée exceptionnelle.

J'aurai de grandes décisions à prendre dans les prochaines semaines. Heureusement que j'ai retrouvé ma stabilité émotionnelle. Pour l'instant du moins.


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