21 novembre 2009

Les trois premières semaines du mois de novembre ont été exceptionnellement douces et ensoleillées. Le lac n'est même pas encore gelé, ce qui est vraiment inhabituel à cette date. Il y avait bien une mince couche de glace qui le recouvrait samedi dernier, mais celle-ci a bien vite fondu sous la pluie chaude du lendemain. C'est comme si les mois d'octobre et de novembre avaient été intervertis cette année. J'ai peut-être passé les trois dernières semaines enfermé entre quatre murs dans une tour d'habitation en pleine ville, mais je me console en me disant que ma présence a été vraiment utile à mon père.

Finalement, mon séjour là-bas s'est prolongé d'une semaine. Je suis de retour chez moi pour de bon. Mon frère est sur place, et lui et ma soeur se chargeront de superviser le déménagement qui aura lieu demain. Leurs tâches se limiteront à s'assurer que les déménageurs que nous avons appelés chargent tous les meubles et la montagne de boîtes que j'ai faite durant les deux dernières semaines de façon à ce que tout cela se rende à la bonne destination (une partie des choses va chez ma soeur, l'autre chez mon frère).

Rien de particulier à ajouter par rapport à ce que j'ai dit la semaine dernière. À mon arrivé ici hier soir j'étais complètement vidé. Pas physiquement bien sûr, mais mentalement. La ville ne me réussit vraiment pas. Le fait de vivre enfermé pendant tout ce temps non plus. Et avouons le, le fait de vivre vingt-quatre heure sur vingt-quatre au rythme d'une autre personne, non plus. J'aime mon père, et nous apprécions sincèrement notre compagnie dans des circonstances normales, mais voilà, ce n'était pas des circonstances normales. J'ai déjà mentionné sont état d'esprit actuel et je ne reviendrai pas là-dessus.

Mais il y a autre chose, cependant. Quelque chose qui précède son récent problème de santé qui a mis en branle tout ce chamboulement dans nos vies, mais surtout dans la sienne. Et cette chose, c'est l'obligation de constater qu'un jour, tout ce que nous prenons pour acquis nous sera enlevé. Que le contrôle que nous croyons avoir sur nos vies n'est qu'une illusion. Qu'un jour, des choses aussi banales que regarder un paysage, s'émerveiller devant le chant d'un oiseau, se servir une tasse de café, prendre une douche, aller chercher son courrier, monter ou descendre un escalier, ou même simplement se tenir debout, deviendront des épreuves de plus en plus pénibles, de plus en plus épuisantes.

Mon père a quatre-vingt deux ans. Et le poids de ces années pèse lourdement sur ses épaules. Lentement mais inexorablement, ses sens et ses forces l'abandonnent. Bien qu'il soit toujours parfaitement capable de lire les petits caractère à la télé, il n'a même pas conscience quand une personne quitte la pièce. Son ouïe est encore suffisante pour entretenir une conversation, mais il n'entend plus une personne entrer par l'entrée principale. Des gestes aussi banals que lacer ses souliers, ou enfiler sont bras dans la deuxième manche de son chandail sont maintenant des épreuves à la limite de sa dextérité réduite.

C'est dur de voir un homme qui était autrefois fort, rapide, habile, plein de dextérité et d'assurance dans le geste, vif d'esprit et imposant en être réduit à cela. Et encore plus dur de voir que son esprit, qui est ce qui décline le moins rapidement chez lui, est encore parfaitement lucide et capable de contempler avec un certain désespoir le spectre de sa propre déchéance.

Durant ces trois semaines, mon père m'a mentionné à quelques reprises qu'il était bien cruel que la vie doivent souvent se terminer ainsi. Mais est-ce vraiment la vie qui est cruelle ? Où est-ce ce que nous en avons fait ?

La réalité, aussi froide et impitoyable soit-elle, est que dans la nature, ce genre de déchéance progressive et humiliante ne se produit à toute fin pratique jamais. Dans la nature, le faible, l'infirme, le malade, le vieux, n'ont jamais à souffrir très longtemps de leur déchéance. D'autres créatures se chargent de mettre fin rapidement à cette souffrance.

De notre point de vue, c'est cela, c'est cette mise à mort expéditive et impitoyable de tous les individus sur le déclin que nous trouvons "cruelle". C'est pour cela que c'est une des premières choses que nous avons cherché à éliminer en construisant notre merveilleuse "civilisation". Il y a belle lurette que nous ne tombons plus sous les griffes des prédateurs. Mais l'alternative que nous avons choisi, cette détérioration progressive et inexorable de tous nos sens et de toutes nos facultés, cette souffrance omniprésente de ceux qui se voient dépérir petit à petit dans la solitude s'ils ont été abandonnés par leurs proches, ou qu'ils infligent à ceux qui restent près d'eux dans le cas contraire, cette alternative, dis-je, est-elle vraiment meilleure que celle que la nature nous aurait réservé ?

Je suis heureux d'avoir été utile à mon père et fier des choses que j'ai faites pour lui durant ces trois dernières semaines. Mais j'ai passé trop de temps dans le passé, l'angoisse et la nostalgie. Mon père lui-même m'a dit à plusieurs reprises durant ces trois semaines que ce que lui et ma mère ont toujours souhaité plus que tout au monde est que leurs enfants vivent leur propre vie, choisissent leur propre chemin et réalisent leurs propres rêves, pendant qu'ils en ont encore les moyens et la santé. Ces trois semaines m'ont convaincu plus que jamais de faire cela, de faire mes propres choix, défricher mon propre sentier. Et mon père n'a fait que m'encourager en ce sens.

Maintenant que je suis de retour ici, je me découvre une nouvelle et étonnante appréciation pour ma solitude. Maintenant, j'ai besoin de me réenraciner dans le présent, d'arrêter de penser continuellement soit au passé, soit à l'avenir lointain où moi aussi je serai rattrapé par la vieillesse. J'ai besoin de me recentrer sur mes projets, sur mes rêves, tout en prenant la peine d'apprécier chaque moment qui s'offre à moi. J'ai besoin de recommencer à jouir pleinement de cette santé et de cette forme retrouvés depuis peu.

Mon père n'a pas peur de la mort. Il l'a frôlé à plusieurs reprises dans sa vie. Il est également très croyant, et m'a mentionné que durant les dernières années, alors qu'il se voyait lentement s'étioler sous l'assaut de la vieillesse, il n'y a qu'une chose qu'il demandait au Seigneur. Cette chose, c'était d'avoir la force de continuer à prendre soin de ma mère, jusqu'à son dernier souffle.

Son souhait a été exaucé.


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