18 avril 2010

Dix ans !

Comment diable aurais-je pu imaginer que cela durerait si longtemps ! Et surtout, comment aurais-je pu imaginer que certain(e)s de mes lecteur(trice)s continueraient encore obstinément à me suivre après toutes ces années !

Avoir un journal en ligne était vraiment une chose innovatrice à l'époque. Peut-être quelques centaines de diaristes/blogueurs sur toute la planète. Aujourd'hui, tout le monde et son chien possède son blogue, sa page Facebook, son compte Twitter. Des millions et des millions d'identités en ligne. Les "anciens" comme moi sont tout simplement noyés dans la masse. Ce qui faisait de nous des curiosités à l'époque, ferait de nous des curiosités aujourd'hui si nous ne l'avions pas. Cette aventure dans laquelle une poignée d'entre nous se lançaient afin de nous distinguer, de nous détacher de la masse, est maintenant aujourd'hui exactement ce qui nous fait replonger dans cette même masse, dans l'ordinairisme, l'anonymat, la "normalité".

Car c'était bien pour ça, en fin de compte, que nous voulions étaler nos états d'âmes sur la toile. Pour que notre tête dépasse de la foule, pour qu'enfin des regards se posent sur nous et nous confirment notre existence, au lieu de nous traverser comme si nous étions invisible. Pour que cesse cette insupportable sensation de ne pas exister, de n'être que des ombres au milieu de cette foule grouillante de gens qui allaient et venaient sans faire la moindre attention à notre présence.

Pour que cesse cette insoutenable impression de n'être que des spectateurs impuissants d'un film écrit par d'autres, dirigé par d'autres, dans lequel nous n'avions ni rôle, ni influence, ni conséquence, ni existence.

Enfin, c'est pour ça que moi j'ai commencé ce journal en tout cas. Mais il y a dix ans, je n'en avais aucune idée. Quand j'étais contacté par des journalistes ou sociologues à l'époque pour des entrevues, je refusais toujours, en partie parce qu'au fond de moi je savais qu'ils me piègeraient avec la question assassine, inévitable, celle à laquelle je n'aurais pas pu donner de réponse: Pourquoi ?

En fait, la réponse à cette question me paraît aujourd'hui désespérément simple: Je souffrais. Et comme tout animal social blessé, j'appelais à l'aide. Je voulais être vu, entendu; je voulais qu'on vienne à ma rescousse; je voulais qu'on s'occupe de moi.

Tout devient si clair, si limpide, quand on se donne la peine de prendre un peu de recul. C'en devient même un tantinet embarrassant. Embarrassant de ne réaliser qu'après plusieurs années quelque chose qui paraissait sans doute si évident pour la majorité des gens.

Et aujourd'hui, malgré tout ce que ce journal a pu m'apporter et toutes les personnes extraordinaires qu'il m'a permit de connaître (sur ce point je me sens d'ailleurs très privilégié car je sais très bien que l'expérience d'autres diaristes n'a pas toujours été aussi positive), je le sens davantage comme un boulet. Pourquoi ? Parce que qu'il m'empêche d'avoir d'autres identités en ligne, peut-être même ma véritable identité, sous mon vrai nom, celle avec laquelle je pourrais éventuellement partager les projets que je me prépare à entreprendre et les rêves que je m'apprête à réaliser avec les personnes qui me sont chères. Si je faisais cela, il serait désespérément facile pour ceux et celles qui lisent encore ce journal, et qui sauraient quoi chercher, de découvrir ma véritable identité et de briser ainsi mon anonymat, avec des conséquences qui pourraient aller de nulles à catastrophiques. Mais je ne peux courir ce risque. Il y a tout simplement trop de moi ici. Trop de moi que je ne peux effacer ou faire disparaître, parce que rien ne disparait sur la toile. Tout ce qui s'y trouve y demeurera à jamais. C'est la malédiction de l'immortalité, celle qui nous empêche d'y mettre fin même si on en venait un jour à désirer disparaître.

Sans compter le risque que l'inverse se produise, et que ceux et celles qui me suivraient sous ma véritable identité en vienne un jour, sciemment ou par accident, à découvrir l'information de ce site et à faire le lien.

Non, je suis condamné. Condamné à n'exister sur la toile que sous cette identité, et aucune autre. Et condamné à ne même pas pouvoir expliquer à mes amis et à ma famille pourquoi je ne pourrai pas leur partager mon quotidien lorsque je vivrai loin d'eux.

Je suppose que c'est le retour du balancier, le prix à payer pour avoir enfin pu échapper au tunnel de mon existence. Ne jamais pouvoir avoir d'autre présence sur la toile que celle-là. Au fond, je pourrais aisément imaginer pire châtiment.

Après tout, c'est peut-être une bénédiction déguisée. ;)


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