De tous les hommes dÉtat dune époque qui
en vit paraître beaucoup de flamboyants ou dabusifs,
Habib Bourguiba est probablement celui dont le nom se confond le plus
totalement avec la fondation et les premiers développements
dun État. Créateur de la première
organisation qui posât avec sérieux le problème
de lindépendance tunisienne, chef de parti et
dinsurrection, négociateur, prisonnier, fondateur de
lÉtat, « combattant suprême » et guide
incontesté, il aura de 1934 à 1988 dominé de sa
puissante personnalité la vie du peuple tunisien et pendant un
demi-siècle imprimé sa marque, pour le meilleur et pour
le pire, sur le nouvel État.
Fondateur du
Néo-Destour
Son origine le prédisposait à incarner la Tunisie
moderne : Habib Bourguiba vient de la petite bourgeoisie rurale
à demi ruinée par la concurrence de la colonisation, de
cette région du Sahel, des « enfants de lolivier
», qui est le cur même du pays. Son père,
sans ressources, avait dû sengager dans
larmée. Habib Bourguiba est né à Monastir
en 1903, dernier dune famille nombreuse. Avec laide
pécuniaire de son frère aîné, il put faire
des études sérieuses au collège Sadiki à
Tunis, foyer de culture franco-arabe, puis à Paris, à
la faculté de droit et à lÉcole libre des
sciences politiques (1924-1927).
Quand, nanti de diplômes, séduit par la France et par
son système politique, il retrouve la Tunisie, cest pour
constater le cruel décalage entre les principes
libéraux, base de lenseignement quil a reçu
à Paris, et la pratique quotidienne coloniale. Très
vite, il milite au sein du « Destour » (parti
libéral constitutionnel), dont il découvre
linefficience. En vue de le rajeunir et de le « muscler
», il provoque une dissidence et convoque en 1934 à
Ksar-Hellal un congrès où est fondé le
Néo-Destour.
Le nouveau parti nest plus aristocratique mais populaire ; il
nest plus urbain mais largement rural ; il refuse le «
tout ou rien », et accepte la négociation avec le pouvoir
colonial. Cette organisation restera longtemps le seul parti moderne
du monde arabe, capable de faire passer la société
musulmane de lâge théologique à
lâge politique, et le groupe oriental du style de la
caravane conduite par le « zaïm » prophétique,
à celui de lorganisation de masse appuyant le leader
politique. Bien sûr, le pouvoir de Bourguiba reste fondé
sur des données charismatiques, mais son ascendant est
désormais rationalisé.
Incarcéré à Marseille en 1938, il est
libéré par les Allemands en 1942, il sait ne pas se
laisser séduire par lAxe et joue la carte des
démocraties, ce qui lui vaut lestime durable des
Américains, mais non des Français, qui mettront
longtemps à comprendre que, dans le monde arabe, il
représente une chance exceptionnelle dentente avec
lOccident.
Fondateur de lÉtat
tunisien
Ce nest quen 1954, sous le gouvernement de Pierre
Mendès France, que Paris tend la main à Bourguiba, qui
laccepte. Un an plus tard, la Tunisie est autonome. Deux ans
plus tard, elle est indépendante. Bourguiba a fait
prévaloir sa stratégie des « étapes »
sur celle des exigences immédiates préconisée
par son rival Salah ben Youssef : mais
lévolution a été plus rapide encore
quil navait prévu. Premier ministre en 1956, il
fait déposer le bey en 1957 et devient
chef de lÉtat. Laccession de lAlgérie
à lindépendance semble le rapprocher de son
objectif majeur : une Tunisie émancipée servant de
guide à une Afrique du Nord fédérée. Mais
ses voisins sy refusent.
Il lui reste trois tâches à accomplir :
institutionnaliser un pouvoir quil résume trop fortement
pour ne pas le vouer, lui disparu, à la décadence ;
développer léconomie dun pays qui, apte
à nourrir deux millions dhabitants, sessouffle
à en alimenter cinq ; faire du Maghreb le trait dunion
et le courtier entre lOccident et le monde arabe
dOrient.
La tentative
dinstitutionnalisation du pouvoir
Institutionnaliser le pouvoir pour assurer la continuité de
lÉtat après lui ? Habib Bourguiba est
peut-être le seul leader arabe qui ait créé un
vrai parti et fondé un État de type moderne,
fonctionnant presque selon les normes européennes. Mais
léclat de sa personnalité, lenflure de son
discours, son intolérance à la critique,
leffacement inévitable dune équipe qui se
résigne à nêtre quun
état-major docile, tout contribue à une
personnalisation presque caricaturale dun pouvoir quun
seul homme représente, incarne et exprime.
Si bien que cette mutation dans lhistoire arabe quavait
provoquée Habib Bourguiba, introduisant la politique là
où nétait que la foi, le débat où
régnait la prophétie intermittente du zaïm,
sest peu à peu flétrie. La Tunisie, à son
tour, en est revenue à lâge de lhomme
providentiel, seul médiateur entre les masses et Dieu. Il
arriva parfois à H. Bourguiba de parler de succession, si tant
est que lon puisse succéder à Bourguiba, «
combattant suprême », père fondateur de la patrie
et guide inspiré du peuple tunisien.
Le socialisme destourien
Formé par lécole française
libérale, peu intéressé à lorigine
par les questions économiques, Habib Bourguiba aura eu quelque
peine à se rallier, dans la lutte pour le
développement, à un dirigisme pour lequel il
navait guère dinclination, dès lors que le
plus brillant de ses collaborateurs, Ahmed
ben Salah, ancien syndicaliste, lui eut démontré
que, faute de capital national et dune aide
étrangère suffisante, lÉtat tunisien
devait prendre en charge la production, voire la distribution.
Doù ce « socialisme destourien », vaguement
inspiré du coopérativisme yougoslave, qui sombra
rapidement dans le bureaucratisme autoritaire et répressif et
mit la Tunisie au bord de la crise de régime.
Léchec de ce « socialisme » fondé sur
la coopération peut être attribué à la
médiocrité des ressources du pays, et aussi au retrait
de laide financière française en 1964,
consécutive à la nationalisation des terres « de
colonisation » françaises, réalisée dans
des conditions qui en firent lune des erreurs psychologiques et
diplomatiques les plus incompréhensibles de Habib Bourguiba
vis-à-vis de la France.
Bourguiba et la
fédération maghrébine
Premier leader nord-africain à acquérir une audience
internationale (aux États-Unis, notamment, dès 1950),
Habib Bourguiba crut pouvoir être non seulement
linspirateur mais le promoteur dun Maghreb ouvert sur
lOccident. Il aurait ainsi joué un rôle de
médiateur entre lOuest, auquel lattachent sa
culture et ses convictions anticommunistes, et lOrient, auquel
appartient la Tunisie.
En dépit de son rôle diplomatique pendant la guerre
dAlgérie, de son talent, des capacités de
lélite tunisienne, de lexcellente position
stratégique de son pays, Habib Bourguiba na pas
réussi dans son rôle de
fédérateur-médiateur. Objet de la
méfiance des Marocains, trop fiers pour être pris en
tutelle, considéré par les Algériens comme un
modéré pro-occidental, très violemment
critiqué au Moyen-Orient arabe pour ses prises de position
réalistes vis-à-vis dIsraël, Bourguiba en
fut réduit à un rôle de leader trop grand pour un
petit pays, souvent donné en exemple aux Orientaux par des
dirigeants dOccident (John Kennedy, notamment) et, par
là même, un peu suspect aux foules du monde arabe.
Ainsi Habib Bourguiba navait-il atteint, au moment de sa
destitution, en 1988, quun seul de ses objectifs fondamentaux :
la fondation de lÉtat tunisien ce qui est
considérable. Les progrès dont son peuple lui
était redevable en matière de rapports humains,
notamment en ce qui concerne la condition féminine,
étaient fâcheusement obscurcis par lossification
du pouvoir absolu, la paralysie croissante que provoquait, au sommet
de lÉtat quil avait fondé, sa
décrépitude physique, évidente à partir
du début des années quatre-vingt.
De cette impuissance à agir, le pouvoir tunisien ne sortait
que pour réprimer les agitations sporadiques
déclenchées par des intellectuels mécontents,
des travailleurs affamés ou des intégristes religieux
brimés. Il fallait ranimer cet État figé par la
déchéance physique de son créateur : ce que fit
en 1987 M. Benali, chargé depuis
quelques mois des fonctions de Premier ministre, qui sut, avec
dextérité, sans effusion de sang, et dans des
conditions décentes, opérer la destitution du vieux
chef et assurer la relève.
Le chef du Néo-Destour nen aura pas moins inventé
ce quon appelle le « bourguibisme » et qui pourrait
bien un jour, dans la science politique arabe, se substituer au mot
« machiavélisme ». Car il aura appris à ses
contemporains dOrient, comme le secrétaire florentin
à lOccident chrétien de la Renaissance, que la
politique est lart dajuster ses fins aux moyens dont on
dispose.
Contre la stratégie du tout ou rien, contre le comportement
incantatoire qui avait cours avant lui, Bourguiba a imposé sa
politique des « étapes » et son réalisme. De
la Tunisie même à lAlgérie, du Congo
à la Palestine, il a plaidé pour faire du vrai le
fondement de la politique. Ses échecs en dautres
domaines ne peuvent voiler la réalité de cet
apport.