Stars en glaise

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Article paru dans " Les Inrockuptibles " n°51 du 3 au 9 Avril 1996. - Par Richard Robert

En deux petits films bourrés d'audace, Wallace & Gromit étaient devenus les héros de pâte à modeler les plus attachants et les plus loufoques de l'histoire de l'animation. Avec le désopilant A Close shave, le vieux garçon excentrique et le toutou soucieux imposent définitivement leurs aventures trépidantes et un univers mi-réaliste, mi-déjanté. Leur heureux géniteur, l'Anglais Nick Park, habile de ses mains et bouillonnant du cerveau, bête de travail et doux rêveur, revient ici sur ce qui l'a poussé à pétrir la pâte : l'envie de recréer tout un monde.

Quelque chose d'étrange nous unit à Wallace et Gromit. Comme si, il y a un peu plus d'un an, nous nous étions découvert deux parents de pâte à modeler, deux cousins d'Angleterre à peine plus hauts que la main. Deux personnages devenus instantanément si familiers, si proches, qu'on ne cesse depuis de s'enquérir de leurs nouvelles et de scruter le moindre de leurs mouvements. Il y a d'abord Wallace, le grand dadais qui, en bon Anglais, range ce qu'il faut de principes et d'excentricité bien dosée derrière sa gueule en long, ses oreilles décollées, son gilet vert, sa cravate rouge et son pantalon en velours côtelé. Vieux garçon un brin vieux jeu, du genre à être le meilleur ami des pantoufles, des bons fauteuils et des dimanches après-midi à la maison. Un aimable mollusque ventousé à quelques raisons de vivre que personne ne devrait discuter : le thé, le fromage, les crackers, mais aussi le thé, le fromage, les crackers. Un type qu'on trouverait facilement ennuyeux s'il n'avait pas à moudre ce gros grain de fantaisie : un goût très prononcé pour les inventions inutiles. Bricoleur perdu dans son nuage aidées d'un côté, pépère pas toujours finaud de l'autre, Wallace voit rarement plus loin que le bout de son gros pif. Gromit, qui a souvent le malheur de tout comprendre, s'en charge généralement pour lui. Gromit, c'est le toutou de race indéterminée, aux oreilles tombantes et au regard soucieux, qui observe son maître avec un mélange d'incrédulité lasse et de douce résignation. Un cabot taciturne comme on en rêve, pas collant, pas servile - bref, pas caniche. Le genre d'animal qui, dans ses moments de détente, lit " La République de Pluto " dans le texte, potasse ses bouquins d'électronique pour chiens ou tricote des pulls à motifs nonos. On a un faible pour sa grosse truffe. Le jour où on les a rencontrés, Wallace et Gromit étaient figés, lovés dans leur petite vie d'intérieur british. Prêts à s'abandonner au creux de ce douillet moment qu'est l'heure du thé. Sauf que cette fois-là, le fromage est venu à manquer. Pas une once de cheddar, pas une ombre de chester. Ce jour-là, à cause d'une méchante frustration, d'une fringale de cheese, la vie de Wallace et Gromit a basculé. Ce sera donc A Grand day out : une sacrée promenade, puisque les deux morfales, après avoir construit une fusée, partent sur la Lune - qui, comme nul ne l'ignore, n'est rien d'autre qu'un gigantesque frometon. Ils n'en sont jamais vraiment revenus, ne s'en sont jamais vraiment remis. Nous non plus.

C'était donc fin 94. Dehors, tout chantait Noël, et nous, nous trouvions au pied du sapin le nom de Nick Park, le créateur azimuté et sensible des deux fondus de fromage. A Grand day out, achevé cinq ans plus tôt, avait déjà tourneboulé quelques cerveaux et provoqué quelques chairs de poule dans divers festivals. Nous, nous le découvrions pour la première fois en salle, en ouverture d'une captivante collection de films d'animation anglais, rivière de diamants tous issus de la même mine ; les studios Aardman de Bristol. Outre A Grand day out, Park laissait là deux autres pépites : Creatures comfort, documentaire hilarant où les animaux de zoo sont invités à s'exprimer sur leurs conditions de vie; et une deuxième aventure de Wallace & Gromit, The Wrong trousers, qui catapultait l'Anglais à mille lieues des nouvelles frontières déjà atteintes par A Grand day out. Avec ce sommet d'humour et de virtuosité, ce thriller haletant et tarabiscoté où les deux héros doivent se défaire des pattes vicieuses d'un pingouin gredin, Park achèvera de nous ébouriffer. Ou presque.
Aujourd'hui, A Close shave, troisième aventure de Wallace & Gromit et vedette de la deuxième collection Aardman, impose sans la moindre résistance son intrigue pyrotechnique, sa loufoquerie décuplée et ses clins d'œil parodiques. On a déjà visionné et revisionné cette histoire de cyberchien dérangé, brise-fer voleur de moutons, qui s'attaque à nos deux héros et rêve d'en faire de la chair à pâté. On l'a vue, revue et re-revue.
Et on n'en est toujours pas sorti.
On ne se sentait pas nécessairement prédisposé à ce genre de fascination. La pâte à modeler, on croyait la connaître. Notamment celle, pénible et profondément décourageante, qui bousilla quelques journées de notre enfance. Mais on ne connaissait pas celle, incroyablement animée, diablement vivante, de Nick Park. Chez l'Anglais, la pâte à modeler n'est pas un simple jeu de récréation. C'est un incroyable outil de récréation du monde. L'univers de Wallace & Gromit est un monde entier, un monde plein. Un monde à la fois farfelu et familier, pas du tout sommaire, pas du tout ébauché. Dans son absurdité joyeuse, il reste d'une étonnante cohérence, d'un réalisme sans failles. Park a donné à ses personnages une épaisseur psychologique incomparable - difficile de ne pas frémir en voyant le regard affligé de Gromit ou en entendant la voix incomparable de Wallace. Il leur a concocté des décors et des éclairages d'une vérité infinie, dont la puissance évocatrice n'a pas fini de nous chavirer. Il les a embringués dans des intrigues aussi abracadabrantes qu'imparables, leur a offert des morceaux de bravoure de comédie et d'action - on aura rarement autant vibré au cinéma que pendant la course-poursuite dite "du train électrique", dans The Wrong trousers.

Toutes ces qualités ont révélé Park comme le prodige des studios Aardman de Bristol, école anglaise définitivement buissonnière. Vu de l'extérieur, Aardman, ce n'est pas grand-chose : rien qu'n gros bâtiment de brique à deux pas des quais, un ancien entrepôt de bananes que Peter Lord et David Sproxton, les fondateurs, ont récupéré en 1976. Mais à l'intérieur, toute l'année, une bonne dizaine de fous furieux planchent sur des courts métrages ou des spots publicitaires, s'échinent des heures durant sur des petites figurines de pâte à modeler, les filment image par image en les bougeant de manière imperceptible. C'est ici, dans cette ambiance curieusement studieuse et détendue, que près de cent cinquante spots publicitaires ont vu le jour. C'est ici que Nick Park, comme d'autres réalisateurs, a produit ses perles fines. C'est ici que des gens exercent vraisemblablement le plus beau métier de dingues du monde. Du coup, on s'étonne à peine si Nick Park, 37 ans, en paraît presque 16.
Si son visage aux lignes douces repose sur un corps d'éternel étudiant qui lui donne un peu l'air emprunté. On ne doute pas un seul instant que ce travail, aussi fastidieux, aussi harassant soit-il, conserve et rafraîchit davantage qu'il ne mine son auteur. Il y a chez Park une timidité dans les gestes, un calme dans le regard, une justesse dans les mots qui achèvent de le rendre admirable. S'il n'était le géniteur de Wallace & Gromit, il brillerait vraisemblablement par son anonymat : depuis une dizaine d'années, tout ce que l'animation anglaise compte de plus brillant, de plus audacieux, est sorti du cerveau et des mains d'un type qui passe remarquablement inaperçu.

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Interview de Nick Park !

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