Plusieurs sociologues proposent des angles d'attaques. Bernard
Laffargue et Thierry Godefroy établissent un lien entre récession économique et
inflation carcérale. Loïc Wacquant considère que nous passons "de l'Etat
social à l'Etat carcéral". Dans les dictatures, on enferme les opposants
politiques. Dans nos démocraties, enferme-t-on les exclus, ceux qui ne profitent
pas du système ?
"Plus de
chômage, plus d'emprisonnement ?"
Au départ de l'étude de Bernard Laffargue et Thierry Godefroy,
un constat : les prisons sont principalement peuplées par des personnes pauvres.
"La plupart des personnes arrêtées et condamnées à l'emprisonnement pour des
infractions "traditionnelles" (vols, violences, et maintenant stupéfiants) sont
issues des milieux touchés par la pauvreté et le chômage. Les détenus se
distinguent nettement de l'ensemble de la population par leur situation
socio-économique et leur place sur le marché du travail (chômeur ou sans
profession définie)."
Les deux chercheurs ont réalisé un parallèle entre le taux de
criminalité et celui d'incarcération. Ils ont observé que l'augmentation du
nombre des détenus est sans relation avec le nombre de crimes commis.
Ils ont alors introduit une autre donnée : le taux de chômage.
"La relation chômage-incarcération est vérifiée indépendamment des niveaux de
criminalité enregistrée", expliquent-ils.
"De l'Etat social
à l'Etat carcéral"
Loïc Wacquant, professeur à l'université de Berkeley en
Californie, ne se contente pas de constater le lien entre une situation
économique médiocre et l'expansion des prions. Il souligne aussi le rôle majeur
de la politique : l'Etat a choisi de se désengager de son rôle social et de
privilégier le système carcéral.
"A l'atrophie délibérée de l'Etat social correspond
l'hypertrophie de l'Etat pénal", explique-t-il. "En Californie, leader
national il y a peu en matière d'éducation et de santé publique, reconverti
depuis dans le tout pénal, le nombre des détenus consignés dans les seuls
prisons d'Etat est passé de 17 300 en 1975 à 48 000 en 1985, avant de franchir
le cap des 130 000 dix ans plus tard."
"En période de pénurie fiscale, l'augmentation des budgets
et des personnels consacrés à l'emprisonnement n'ont été possibles qu'en
amputant les sommes vouées aux aides sociales, à la santé et à l'éducation. Les
Etats-Unis ont de facto choisi de construire pour leurs pauvres de
maisons d'arrêt et de peine plutôt que des dispensaires, des garderies et des
écoles."
Les
pauvres, les jeunes et les étrangers : populations cibles
Loïc Wacquant observe que le système pénal s'exerce
"prioritairement sur les familles et les quartiers déshérités, et
particulièrement sur les enclaves noires des métropoles. En témoigne [cette]
tendance maétresse de l'évolution carcérale des Etats-Unis : un "noircissement"
continu de la population détenue qui fait que, depuis 1989 et pour la première
fois de l'histoire, les Afro-Américains sont majoritaires au sein des
établissements de détentions, bien qu'ils ne pèsent guère que 12 % de la
population du pays."
Ainsi, un homme noir a presque une "chance" sur trois de purger
au moins un an de prison, et un hispanophone une chance sur dix, contre une
chance sur vingt-trois pour un Blanc.
Bernard Laffargue et Thierry Godefroy font le même constat en
France. "On peut parler de "population cible" de la justice dans son circuit
le plus répressif : un sous-prolétariat et la population la plus fragile sur le
marché du travail (jeunes et étrangers)."
Faudrait-il alors parler d'une volonté de gestion ou de
contrôle social des exclus ?
Raphaël Meyssan
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